La bouche qui mange ne parle pas, Janis Otsiemi
La bouche qui mange ne parle pas, septembre 2012, 171 pages, 8 €
Ecrivain(s): Janis Otsiemi Edition: Jigal
L’un est un policier et l’autre, un malfrat qui vient de braquer une agence bancaire. Le flic prend en otage le complice du braqueur et réclame une part du gâteau. Le braqueur, très dégoûté, paye la rançon en déposant l’argent dans un bac à poubelle.
« – J’ai vu ton colis. Si tu es dans le coin, tu peux venir récupérer ton copain Dodo.
– Il sait où me trouver.
– Ça a été un plaisir de faire affaire avec toi, Jimmy.
– Ce n’est pas un plaisir partagé ».
La bouche qui mange ne parle pas, c’est la chronique sans temps mort de la pègre librevilloise. Braquages, kidnappings, trafic de véhicules et de drogue, assassinats, rackets, prostitution… Le menu classique d’un polar situé dans un milieu urbain où les mœurs ne sont plus du tout bucoliques. Mais qui dit « crime » suppose « loi ». Il faut celle-ci pour qu’il y ait celui-là. Enfin, théoriquement ; parce qu’ici, à Libreville, la loi, c’est étrange, elle semble exister tout en étant nulle part. Comme Dieu dans une théocratie, la loi et la politique, ici, se confondent ; or la politique et les politiciens, où que ce soit… Bref, et c’est déjà ça, il y a l’idée de la loi quelque part dans la nuit (cela se passe beaucoup dans l’obscurité – ce qui est une confirmation) mais la crapulerie est partout, en haut, en bas, dans les cases, dans les villas, vraiment partout ! L’exploit de Janis Otsiemi est de réussir à conduire le lecteur dans tout ce dédale sans l’égarer au bout d’une venelle mal famée. Dans cet enfer, il y a (quand même !) deux flics : Koumba et Owoula. Mais l’un d’eux est celui-là même qui se réjouissait dans l’extrait que nous avons cité ci-dessus. Des officiers de PJ, tout à fait classiquement en bisbille d’égo avec leurs collègues de la gendarmerie, et formellement respectueux des ordres de leur patron dont le bureau est en connexion téléphonique permanente avec ceux des ministres et autres sénateurs intouchables. Ce patron, ce colonel Tchicot, c’est malgré tout le seul écho quoique faible et lointain du Bien dans cette canaillerie générale. Encore quelques mois, et c’est la retraite. D’ailleurs, il aime mieux penser à la maison qu’il est en train de se faire construire dans son village où il compte se retirer après une longue carrière au cours de laquelle chaque grade a dû valoir son pesant de couleuvres. Toutefois, il aimerait bien finir en beauté si l’on ose dire ; par exemple, en élucidant ces crimes dits rituels qui horrifient la ville.
« Depuis deux mois, trois enfants avaient déjà été retrouvés morts. On leur avait coupé la langue, le nez, les oreilles, les couilles et le pénis ».
De jeunes garçons sont enlevés ; les corps horriblement altérés sont retrouvés peu après. La rumeur est catégorique : des marabouts confectionnent avec ces organes humains des fétiches très efficaces pour des politiciens. Le colonel Tchicot met sur le coup ses deux bons éléments que sont donc Koumba et Owoula, leur promet une promotion. Mais ces sacrifices d’enfants, pour horribles qu’ils soient, ne sont qu’une des composantes juste un peu moins ordinaire peut-être du quotidien de la racaille locale. Les mêmes malfrats – de jeunes gens toujours – volent des voitures, braquent des agences bancaires ou trafiquent de la fausse monnaie avant ou après avoir kidnappé un gamin pour un commanditaire haut placé. De sorte qu’une affaire criminelle en recoupe forcément bien d’autres, et qu’une enquête n’est donc jamais unique. Janis Otsiemi excelle à nouer ces multiples fils et ficelles. Les malfrats se croisent et s’entrecroisent, créant un foisonnement d’activités criminelles qui tient sans cesse en haleine. Le langage, imagé et plein d’humour, annonce en effet un futur maître du polar africain. Mais, comme aime à dire le narrateur, ne « gaspillons pas notre français » ; laissons le lecteur découvrir ce qui, mine de rien, est plus qu’une simple description du milieu dans une ville africaine actuelle.
Théo Ananissoh
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