L’Ombre des grenadiers, Tariq Ali
L’Ombre des grenadiers, octobre 2017, trad. anglais Gabriel Buti et Shafiq Naz, 412 pages, 13 €
Ecrivain(s): Tariq Ali Edition: Sabine Wespieser
L’ombre des grenadiers pour Tariq Ali, c’est celle de la Granada maure, le souvenir nostalgique des splendeurs de la Gharnata berbéro-musulmane, perle éclatante sur un riche collier de sept siècles de présence berbère sur la péninsule ibérique.
Le roman commence juste après la chute du royaume de Grenade, conquis par les troupes castillanes d’Isabelle la Catholique. Le Prince de l’Eglise Ximenez de Cisneros a reçu de sa souveraine mandat de rechristianiser la région, dont la plupart des habitants, citadins et ruraux, sont musulmans. Son premier acte est d’ordonner une gigantesque rafle, dans les bibliothèques publiques et privées, de tous les ouvrages savants écrits en arabe et d’en faire un autodafé géant sur une place de Grenade devant une masse représentative de musulmans de toutes conditions, amenés de force par l’armée pour assister au spectacle de l’anéantissement symbolique de leur culture andalouse séculaire, acte barbare préludant à l’éradication programmée, par le feu, le fer et la torture, de la religion musulmane sur le territoire redevenu espagnol, et la mise en œuvre macabre des tribunaux de l’Inquisition.
Les volumes somptueusement reliés et enluminés constituaient le témoignage des talents des Arabes de la Péninsule, qui dépassaient de loin les normes des monastères de la Chrétienté. Les compositions qu’ils contenaient avaient suscité l’envie des érudits de toute l’Europe.
[…]
Le signal fut transmis à tous les porteurs de torches et le feu allumé. Pendant une demi-seconde le silence fut total. Puis une lamentation assourdissante déchira la nuit de décembre…
Or dans les environs de Grenade est installée depuis des siècles une communauté paisible et prospère sur un vaste domaine agricole florissant, Al-Hudayl, que dirige, sur un mode patriarcal, la famille seigneuriale maure des Banu-Hudayl.
L’intrigue du roman repose entièrement sur les relations complexes entre ce clan puissant et les nouveaux maîtres de la cité qui, pour les habitants du château et des villages qui en dépendent, ne peut porter d’autre nom que Gharnata.
Très vite Ximenez de Cisneros affiche les exigences officielles des vainqueurs : les Maures, comme un peu plus tard les Juifs, ont le choix entre la conversion au catholicisme, l’exil, ou la mort, l’objectif non avoué étant la dépossession de tous les biens fonciers et autres appartenant aux musulmans au profit de catholiques, prioritairement castillans.
Les Banu-Hudayl, comme les autres grandes familles maures, se divisent, se déchirent, s’opposent entre eux, les uns acceptant immédiatement la conversion, au moins de façade, par intérêt opportuniste ou par résignation, d’autres optant pour un prompt départ vers Fès avec armes et bagages, d’autres se montrant prudemment attentistes, et d’autres encore, parmi les plus jeunes et les plus aguerris, s’organisant pour une résistance armée du type de la guérilla. Le dénouement, quel que soit le choix de chacun, sera, on le sait, l’anéantissement culturel, religieux, économique et physique de la communauté, car le devenir des Maures d’Espagne est écrit par les nouveaux souverains avant même que commence la rédaction des annales de la Reconquista.
Sur un laps de quelques années, les péripéties se succèdent à un rythme soutenu, mettant en scène centrale le jeune Yazid, le candide de l’histoire, et, gravitant autour de lui, son frère aîné Zuhayr, fougueux, combattif, rebelle, son père Umar bin Abdallah, l’héritier de la dynastie des Banu Hudayl, indécis sur la conduite à tenir, son grand-oncle Miguel el Malek, converti au christianisme et devenu évêque de Qurtuba, sa tante Zahra, qui vit dans un couvent à Grenade, la vieille servante Ama… La vie tourmentée de ces deux derniers personnages constituant pour chacune un récit dans le récit.
Autres personnages remarquables :
– L’ermite Al-Zindiq qui vit dans une grotte non loin du village et dont on apprendra les liens occultes qui rattachent sa propre histoire à celle des membres de la famille d’Umar, au cours des visites régulières que lui rend Zuhayr devenu son confident. Par la bouche du « vieux de la montagne », dont le discours rappelle souvent celui d’Averroès, le narrateur exprime une vision laïque de l’Islam qui va toutefois beaucoup plus loin que les thèses d’Ibn Rushd, jusqu’à l’agnosticisme affirmé.
Je vais te poser une autre question. Est-il légitime de lier les choses que nous donne la raison et celles que nous dicte la tradition ?
[…]
Ibn Rushd n’était pas suffisamment hérétique. Il acceptait l’idée d’un Univers complètement sous l’emprise de Dieu…
– L’étudiant égyptien en théologie Ibn Daud al-Misri, venu de Balansiya (Valencia), se prétendant descendant d’Ibn Khaldun, personnage trouble qui pousse au djihad.
– Le bandit de grand chemin Abu Zaïd, anarchiste érudit disciple du poète philosophe syrien Abu’l Ala al-Maari, dont le destin croisera puis rejoindra celui du jeune Zuhayr.
Tout à la fois roman d’aventures, de chevalerie, de cape et d’épée, aux rebondissements rocambolesques, roman d’amour(s), roman historique, ce livre foisonne de détails d’époque sur la vie quotidienne des communautés d’Al-Andalus, sur l’émergence de la folie totalitaire et meurtrière de l’Inquisition, sur l’extrême violence de la revanche espagnole, et comporte de passionnantes controverses, très actuelles, sur l’Islam et le monde musulman et, par comparaison, sur le Christianisme et le monde de la Chrétienté qui est alors à l’aube de son entreprise de conquêtes coloniales dévastatrices.
Un roman fort riche.
Patryck Froissart
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