L’Oiseau rouge, Mémoires d’une femme Dakota, Zitkàla-Sà (par Patryck Froissart)
L’Oiseau rouge, Mémoires d’une femme Dakota, Zitkàla-Sà, Editions Les Prouesses, octobre 2024, trad. anglais (USA), Marie Chuvin, 128 pages, 18 €
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L’autrice, une autochtone dakota née en 1876 dans une réserve sioux, met en écriture des épisodes déterminants et des anecdotes cruciales de sa vie dans ce livre qui réunit quatre récits écrits et publiés initialement séparément dans une revue américaine de gauche entre 1900 et 1902, et qui reconstitue, de façon cohérente, chronologique, un itinéraire existentiel porteur d’une évolution culturelle, psychologique et suprêmement politique.
Empreintes d’une enfance indienne :
Jusqu’à l’âge de huit ans, la narratrice vit, court, évolue en quasi totale liberté dans l’espace déjà clos mais encore relativement vaste d’une réserve indienne. L’évocation est bucolique, poétique, expression d’une existence sereine, heureuse, marquée, dans le wigwam, par la présence d’une mère aimante et aimée, et, dans le quotidien, par les rituels traditionnels, par l’apprentissage de la confection des mocassins et des travaux de perles et d’aiguilles, sous la protection du Grand Esprit, dans un environnement naturel habité et animé par le souvenir des ancêtres et par les âmes des héros tombés sous les balles des envahisseurs blancs.
Mais la réserve est de plus en plus visitée (en vérité idéologiquement assaillie) par des Visages-Pâles missionnaires, des Quakers « civilisateurs » qui font miroiter aux yeux des petits et petites « sauvages » une utile et nécessaire instruction gratuite au pays des « pommes rouges » que tout le monde peut cueillir à sa guise. Evidente symbolique biblique de la tentation.
« Mère, je veux aller à l’Est ! J’aime les grosses pommes rouges et je veux faire un tour de cheval de fer. Mère, dis oui ! ».
Les années d’école d’une petite fille indienne :
La petite sauvage de huit ans, d’abord émerveillée par le voyage en cheval de fer, déchante dès son arrivée dans les bâtiments austères d’une école pour jeunes Indiens. Et pour cause : alors qu’il n’y a aucune trace des fameuses pommes rouges, le premier acte de leur instruction consiste pour les nouveaux élèves en l’ablation des longues nattes qui sont des attributs essentiels de dignité pour des filles et garçons dakotas.
« Mon amie Judewin me mit en garde contre quelque chose d’effroyable. Elle savait quelques mots d’anglais et elle avait entendu la Visage-Pâle parler de couper nos longues et lourdes chevelures. Nos mères nous avaient enseigné que seuls les guerriers assez malchanceux pour être capturés par l’ennemi avaient les cheveux coupés ».
C’est le début de la « normalisation », de l’américanisation dont les éléments s’enchaînent insidieusement dans un parcours éducatif où les révoltes, les refus, les tentatives de rejet s’estompent peu à peu sous les effets de la stricte discipline et du conditionnement religieux : l’écriture de l’autrice, dans ses choix narratifs, permet au lecteur de comprendre aisément comment l’acculturation, d’abord forcée, devient progressivement chez les pensionnaires la nouvelle norme spirituelle er culturelle.
Une Indienne qui enseigne aux Indiens :
L’acculturation semble à ce point réussie que la « sauvage », après un retour mal vécu dans sa communauté, entre à l’université, devient enseignante dans le réseau scolaire réservé aux Indiens, où elle prend conscience de la volonté des Blancs de ne pas permettre aux jeunes autochtones, dès que jugés suffisamment assimilés par une instruction primaire, de progresser davantage dans l’échelle sociale. Monte alors en puissance l’esprit de contestation et de révolte qui l’amènera à prendre, dans la souffrance, la décision qui s’impose.
« Je ne me fis aucun ami chez les gens dont je détestais la race.
[…]
A présent je ressemblais à un bâton dénudé et sans vie planté en terre étrangère. Je continuais cependant d’espérer que le jour viendrait où je pourrais faire jaillir de ma tête muette et douloureuse un éblouissant éclair… ».
Pourquoi je suis païenne :
Ce dernier texte, d’une grande poésie, empreint de sagesse, est celui du retour à la source. La narratrice, apaisée, désillusionnée, lucide quant aux fondements et aux objectifs de l’intégrationnisme, dans la cabane en rondins qui est désormais son habitation élevée à la place du wigwam de sa mère décédée après s’être, au dam de sa fille, convertie en fin de vie à la religion des Visages-Pâles qu’elle abhorrait autrefois, s’adonne à l’écriture revendicatrice au milieu des siens, dans la réserve natale cernée par des blancs appauvris qui, s’installant hors toute loi sur ses marges, en grignotent l’étendue. La langue acculturante se retourne alors contre les tenants de l’assimilation, devenant l’arme subversive de la contestation, de la rébellion, de la dénonciation, et, comble du retour de manivelle, outil de résurgence de la culture primordiale.
« Moi, [redevenue] toute petite enfant faisant mes premiers pas dans un monde merveilleux, je préfère à leurs dogmes mes excursions dans les jardins de la nature, où la voix du Grand Esprit se fait entendre dans les pépiements d’oiseaux, le clapotis des eaux puissantes et l’air vibrant exhalé par les fleurs. Si c’est là le paganisme, alors en cet instant, du moins, je suis païenne ».
Le recueil est précédé d’une intéressante préface de Bianca Joubert, écrivaine québécoise, qui met en relation la vie de Zitkàla-Sà avec la sienne, le dernier maillon avec la culture autochtone de ses ascendants ayant été rompu lorsque son arrière-grand-mère Adriana, dont elle a raconté le destin dans L’Amérique n’est blanche qu’en hiver, a épousé un « non-Indien ».
La postface, tout autant bienvenue, de Céline Planchu, maîtresse de conférences en histoire des Etats-Unis à l’université Sorbonne Paris-Nord, situe opportunément l’œuvre et l’autrice dans le contexte historique, économique, politique de l’Amérique du Nord.
L’ensemble est aussi passionnant qu’édifiant.
Patryck Froissart
De son vrai nom Gertrude Simmons, Zitkala-Sa (traduction oiseau rouge), 1876-1938 a été la première femme autochtone à écrire sa vie, un opéra, et à fonder un groupe de lobby à Washington. Dans son autobiographie qui fut un immense succès, elle raconte son enfance, ses parents, son éducation. Elle a consacré toute sa vie à la survie de son peuple. Née sur les bords du Missouri, elle a été éduquée dans l’Indiana. Elle a été confrontée à l’effacement de sa tribu d’origine, d’où ses écrits qui ont cherché à maintenir vivante sa culture. Zitkala-Sa compte parmi les voix qui ont dénoncé la politique assimilationniste. Aujourd’hui sa figure est redécouverte, offrant un nouveau regard sur la place des femmes parmi les tribus indiennes et élargissant la question du féminisme aux minorités. Cette approche est donc d’une grande actualité.
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