L’Odeur d’un père, Catherine Weinzaepflen (par Didier Ayres)
L’Odeur d’un père, Catherine Weinzaepflen, éditions des Femmes, janvier 2021, 144 pages, 12 €
Fragments du père
C’est un peu par hasard que j’ai rencontré ce livre, qui au départ ne m’était pas adressé. Mais deux choses cependant m’ont incité à le lire : d’abord parce que Catherine Weinzaepflen a une production de poète, et ensuite parce que ce récit autour du père côtoyait le mien, mon père ayant disparu l’été dernier. Ici, bien sûr, la question d’être fille importe beaucoup. Comment se construire à partir d’un féminin ? Et dès lors, par fragments, rétablir une histoire, l’histoire de cet être fille-là. Ainsi attendu que reconstruire des paysages, des pays, des lieux soutenus par des odeurs, des émanations, des goûts, devienne le fil du récit – autobiographique ? C’est ce récit qui, de paragraphe en paragraphe, et dont chaque en-tête déclare l’âge de la protagoniste, interroge non seulement le père, mais la construction symbolique de soi, qu’il faut poursuivre.
Comme je le disais en préambule, ce livre me concernait. Et parce que sa forme me rappelait un texte que j’avais écrit pour le concours de la FÉMIS en 1988, où j’avais produit un scénario composé de fragments successifs racontant tous la même histoire – la rupture d’un barrage au Japon – j’ai essayé de voir comment, ici, dans cette bizarre architecture en flash-backs, le thème récurrent, le motif, autour duquel sinuait une partie de la vie de l’autrice, dans les éclats, les prismes, la saisie de bouts d’existence ordonnés et désordonnés – de l’autrice très certainement – pouvait se deviner. Était-ce le divorce des parents ? Était-ce cette rupture en continuité qui hantait le livre ? Était-ce la mort du père, qui s’annonce presque tardivement ? Était-ce l’Afrique ? Était-ce D., la belle-mère, sujet de dégoût et de rejet ? Était-ce l’effacement contre lequel la mémoire lutte pour retenir quelque chose de ce qui fut ? Était-ce l’âge de onze ans, souligné très souvent en tête de paragraphe ? Tout cela à la fois sans doute, et surtout la petite fille, la jeune femme, jusqu’à la femme dans ses voyages où les parfums la hantent au milieu de pays étrangers.
Je lisais hier Le respect des femmes de Sarah Kaufman, étude qui fait glisser avec ironie le respect de la femme vers la femme tenue en respect. J’ai pensé que le père de Catherine Weinzaepflen était, dans ce récit, tenu en respect. Car le discours essentiel ici pour l’autrice alsacienne, c’est de discourir le « Elle ». Elle et l’enfance. Elle et la lutte. Elle et l’écriture. Elle et le monde. Elle et le temps. Sans vie mode d’emploi, mais plutôt vie en mode de connaissance. Ainsi, elle et le père. J’ai revu aussi, en même temps que le livre de Sarah Kaufman, le film White Material, de Claire Denis. Là également, l’Afrique, et la relation à la violence entre les personnes.
Autre intrigue, c’est la D. qui ne rappelle pas à mon sens le K de Kafka, mais le K de Buzzati, serpent de mer froid et introuvable, mortel et invisible. Par ailleurs, ce journal de résistance ne relate aucun dialogue. Il n’est que parole de l’énonciatrice, une parole d’une seule parole, parole qui n’est pas parole, mais parole écrite. C’est la parleuse du livre qui nous conduit vers elle-même. L’esprit et la lettre ? Ce mode de narration ressemble aux cercles que fait la buse pour aller chercher sa proie. Dans le livre, le père joue peut-être le rôle de la proie. Ou plus simplement, le père joue le rôle de point de fuite, de point de vue, de focale. Et au travers des cercles concentriques de l’écrivaine, c’est l’enfant qui triomphe, le « Elle » qui s’étoffera plus tard grâce à une cure psychanalytique. Et avec ou sans cure, nous voyons les paysages, l’Afrique, la femme, les femmes, le père, la D. honnie, des personnes qui transitent dans la vie de la poétesse, ses copines, sa vraie mère, et des mots, du langage (cet inconscient organisé comme une grammaire). Pour que, tout à la fin, l’écrivaine devienne « mère à quarante ans ».
Ce doit être le propre de l’adolescence de se construire secrètement, sans pouvoir dire sa pensée, sans pouvoir parler, alors que les parents ont sur nous pouvoir de vie et de mort.
Quand j’ai onze ans l’Afrique est le premier envoûtement de ma vie. Sa sauvagerie, sa chaleur, sa beauté. Je n’y suis pas retournée depuis des décennies et pourtant je reste « africaine ».
Quand j’ai onze ans j’écris dans un grand cahier à couverture marbrée vert et noir. Ce n’est pas un journal intime, l’idée même de journal intime m’est insupportable (ma mère remplit mille carnets et cahiers sur ce mode, sa vie durant). Le grand cahier est un journal de résistance. Quand j’ai onze ans la poésie m’apparaît comme une forme codée à l’abri de vos intrusions.
Quand j’ai onze ans je n’ai que des ratés avec toutes sortes d’animaux. Ma mère ne m’en accorde aucun, hormis le poisson rouge qu’elle réussit à faire mourir pendant mon absence, et qu’elle remplace ensuite en prétendant que les poissons rouges changent de couleur (je lui ai fait remarquer que mon poisson a une tache noire à la tête qu’il n’avait pas avant mon départ).
Didier Ayres
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