L’Océan est avare, Juan Arabia (par Marc Wetzel)
L’Océan est avare, Juan Arabia, éditions Al Manar, coll. Voix Vives, juillet 2018, trad. espagnol (Argentine) Jean Portante, Edition bilingue, 64 pages, 12 €
Une question (à la fois très concrète et très spéculative) parcourt ce recueil : sous la surveillance réglementaire de la raison, comment accueillir notre propre « délogement » (constant, et exporté jusqu’au-delà du système solaire) socio-industriel de la nature ? Que peut une parole restée humaine sous « les toits du monde » global ? Doit-elle hurler par oui ou par non ? Et la réponse précise est, semble-t-il, page 53 :
« Ah non ! On nous urine dessus et compte nos pas.
Nous qui sommes nés avec le soleil,
et lançons le croassement sauvage
sur les toits du monde.
Agenouillés, dans une flaque noire et froide,
ancrant notre destin,
ancrant nos bouteilles.
Et comme des faucons dorés,
êtres imparfaits, imprévus,
affrontons la condition
moribonde de la nature.
Ah non ! Lançons le dernier croassement.
Et tout pour l’éternelle nuit de charbon.
Tout pour nettoyer le fond de l’étang ».
Des grands poètes (et en voici un, jeune et redoutablement vif), on ne sait pas quoi attendre, car ils assistent, comme nous, leurs lecteurs, à l’incessant engendrement mutuel de leurs images et de leurs idées. L’élégance, la maîtrise, l’ironie – toutes trois bien présentes – n’y changent rien : leur voix avance sauvagement, s’empare de tout ce qu’elle comprend, scande ses thèmes, se nourrit de son propre déferlement. C’est comme un torrent de vie : personne ne demande où il veut en venir, mais nous savons qu’on le retrouvera toujours plus loin, creusant les pentes, sautant les méandres, oubliant sa source plus vite encore que le feu et le vent les leurs. L’impétuosité est telle que même chez les grands poètes conservateurs (Valéry, Claudel, Péguy), la voix est anarchiste (elle ne commande rien à la pensée qui l’anime). Alors, quand (avec Juan Arabia) l’homme poète est lui-même un anarchiste…
« Dehors, il y a le serpent, poursuivant le même chemin.
Avec des règles à l’intérieur des règles, mourant désormais par en haut.
Avec riches et pauvres et les mêmes haines, les mêmes sourires.
Avec les mêmes intérêts pour la guerre.
Ceci est la seule guerre. Elle ne finit jamais.
Avant, les pays pensaient que les règles créaient de nouveaux mondes,
mais à présent la guerre a un visage individuel.
Ainsi le serpent grandit avec tout ça.
Il est comme un langage, une prison,
l’air entier de la forêt remplie de pluie » (p.11).
Mais un grand poète n’est pas juste. Il ne peut pas. Le devoir de droit n’est pas son affaire : une métaphore n’est pas là pour restituer quoi que ce soit ; le respect du cadastre n’est pas pour les traverseurs de murs ; la métamorphose n’est jamais une transaction loyale. Autant demander si un brouillard, un arc-en-ciel, une avalanche… ont leurs papiers en règle, ou quel genre d’égalité ils pratiquent. C’est que ceux auxquels incombe exclusivement la tâche de deviner plus loin saisissent mal ce qui est dû à ceux qui en restent là. Ils s’étonnent qu’on fasse si peu de choses d’une vie consciente, ou qu’on se contente de mourir dans les règles, et voilà toute leur compassion. Ils enregistrent le passage réel du temps dans les êtres,
« … Le coyote
vole du maïs, la chauve-souris nidifie
au-dessus de la chambre d’un prêtre » (p.27).
ne se retournent pas pour se savoir aimés ou non, anticipent sur les adieux constants du monde à lui-même. Ils sont les stricts secrétaires (ni distraits, ni flagorneurs) du devenir tragique :
« Moi qui ai nié le Christ dans le premier bateau,
j’ai fini par comprendre la signification du mot adieu.
Il ne s’agit pas d’une simple séparation :
c’est le moment où tout se noie
dans les mers de nombres blanches et transparentes,
(= en los blancos y transparentes mares de números)
et est perdue la fleur, unique preuve
de l’existence d’un paradis.
C’est le moment où se perd la chaleur immédiate
de l’air qui enferme et sépare chacune
des choses qui existent dans le monde » (p.31).
C’est qu’un grand poète n’est pas tendre. La douceur ne lui semble méritée qu’in extremis, en bout de révolte, quand la violence s’est vidée de son misérable nectar. Arabia dénonce ainsi les rentiers du vivant que nous sommes, « mangeant portes fermées, bien avant d’apprendre à chasser » (p.15) ; il dénonce les autodidactes de l’addiction comme les
« jeunes de Manchester
qui ont bien quitté l’université
s’enivrent maintenant,
abandonnant toute idée d’indépendance » (p.33).
Il veut littéralement descendre d’une colonisation dont il descend ; parlant ainsi de Buenos-Aires, il semble renverser cruellement un berceau :
« Ville où je suis né,
sale comme une esclave, écoute :
je me suis éloigné de tes rues comme mes
ancêtres se sont éloignés de l’Europe » (p.37).
Il ne sera pas plus tendre avec le Paris qui l’accueille :
« … je suis enfin arrivé à la ville de la révolution.
C’est étrange encore comment les lumières illuminent
les rues de tant d’âmes éteintes.
Paris est un lieu étranger,
il a l’arôme d’un jasmin artificiel » (p.21).
Mais il ne traversait la capitale que pour rendre visite à Rimbaud :
« Je vais aller à Charleville avec de l’argent emprunté depuis le ciel » (p.13).
Et là lui arrive de
« Tuer l’individu, l’expérience… Lâcher une larme,
La dissimuler.
Vivre dans la fraternité du silence… Perpétuel.
Je veux écrire avec le cœur, et oublier ce que je suis en train de faire.
Je veux écrire comme l’air est dans le monde » (id.).
Parce que là lui est venue l’extraordinaire paix du poème donné p.29 :
« À la tombée du jour les oiseaux forment
un château de chansons
dans les arbres.
Ensemble ils se cachent dans les branches
et avec leur voix ils imitent
le ton rouge, vert et jaune
des feuilles qui sont tombées en automne
et nous ont protégés
du soleil en été.
À Charleville-Mézières »
Marc Wetzel
Juan Arabia, argentin (né en 1983) est traducteur, critique littéraire et poète. Il dirige les éditions et la revue Buenos Aires Poetry. Dernier livre : Desalojo de la naturaleza (2018). L’océan est avare est son premier recueil en français.
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