L’Obscurité du dehors, Cormac McCarthy (par Léon-Marc Levy)
L’Obscurité du dehors (Outer Dark, 1968), trad. américain, François Hirsch, Patricia Schaeffer, 226 pages, 6,90 €
Ecrivain(s): Cormac McCarthy Edition: Points
Si on excepte Le Gardien du verger, premier roman un peu atypique dans l’œuvre de McCarthy, L’Obscurité du dehors est le premier grand roman du maître. McCarthy y déploie ses gammes, ses thèmes obsessionnels qui traverseront son œuvre comme le son d’une viole de gambe traverse un concerto baroque. L’effroyable misère du Sud, matérielle et morale, produit des enfants ravagés, oublieux d’eux-mêmes et du monde, des êtres à peine humains et donc plus humains encore. La déroute de l’humanité – sans terre ni ciel – s’y perçoit comme une annonce du chef-d’œuvre à venir juste après, Suttree. Et du suivant, Méridien de sang. A force de camper des fantômes, des désêtres, McCarthy finit par effacer le concept hasardeux d’homme, par annuler la frontière entre le bien et le mal, par esquisser un univers où l’aventure humaine n’a ni source ni destination ; elle est juste une marche vacillante et erratique dans des espaces auxquels la géographie même ne donne pas de noms.
Frère et sœur, Culla et Rinthy Holme vivent dans un abri pourri au cœur des Appalaches. Rinthy met au monde un bébé. Ce n’est pas le premier, tous les précédents sont « morts ». Vous avez dit inceste ? Qu’est-ce donc ? Dans le monde de Culla et Rinthy on ne sait pas ou alors on n’y pense pas, on fusionne en un. Et de cet être hybride, vont sortir deux parties distinctes qui, dans leurs randonnées parallèles, vont construire la structure du roman.
Culla abandonne le bébé dans les bois. Rinthy va partir à la recherche du bébé. Culla va partir à la recherche de Rinthy. Leurs routes alors, séparées, vont se faire écho – comme si, l’être de départ ne pouvait s’accepter divisé en deux. L’écriture de McCarthy utilise massivement l’écho, cette onde qui traverse les lieux et le temps pour construire des arcs sonores. Dès l’incipit, le manifeste est annoncé, le manifeste de la répétition, du ricochet, de ce qui, tout au long du récit, va servir à garder ensemble ceux qui sont séparés sur des parallèles qui, par définition, ne peuvent jamais se rejoindre.
Il se réveillait, sentant qu’elle le secouait, projeté d’une obscurité dans une autre. Chut, dit-elle. Arrête de gueuler.
Il se dressa. Qu’est-ce qu’il y a ? Fit-il. Qu’est-ce qu’il y a ?
Il se réveillait, sentant qu’elle le secouait, projeté d’une obscurité dans une autre, délivré de la canaille hurlant sous un noir soleil pour entrer dans une nuit encore plus douloureuse, soudain dressé et jurant à voix basse dans le lit qu’il partageait avec elle et le poids sans nom qu’elle portait dans son ventre.
Il se réveillait, tiré du rêve […]
(les phrases soulignées le sont par le rédacteur de l’article)
Et ces effets d’écho vont cheminer tout au long des chemins de Culla et de Rinthy. La quasi identité des situations, des comportements, des paroles, forme la matière même de cet être unique et coupé en deux qui cherche… quoi ? Sans doute l’autre moitié ou encore ce morceau issu de la fusion des deux, un bébé perdu. L’inceste est porté dans le roman par le lecteur, seulement par le lecteur. Jamais McCarthy n’émet le moindre signe qui puisse l’évoquer, c’est une catégorie de la morale qui n’est jamais nommée dans le récit. Il n’y a pas d’inceste dans ce monde puisque Holme ne fait qu’un avec Holme. Et les liens à distance que tresse sans cesse McCarthy sont comme les points de suture d’une blessure d’un seul corps.
Les deux scènes qui suivent se passent simultanément à plusieurs dizaines de kilomètres de distance.
P.52 : Elle inclina la tête d’un air grave. Est-ce que je peux vous demander un peu d’eau ? dit-elle.
Bien sûr. […] il s’avança sur le sombre plancher huilé et, arrivé à la glacière, il en retira la bonbonne d’eau.
Merci, dit-elle, en maintenant la bonbonne devant elle et en reprenant son souffle avant de se remettre à boire. […] Quand elle eut fini elle revissa la capsule et remit la bonbonne dans la glacière.
P.80 : J’me demande si vous pourriez pas me donner un peu d’eau à boire.
Oui. Juste là-bas, dans la glacière.
Merci dit Holme. Il prit la cruche d’eau et but jusqu’à en avoir le souffle coupé. Il s’arrêta un moment pour reprendre sa respiration puis il se remit à boire. […] Il replaça le couvercle sur la cruche et la remit dans la glacière.
P.109 : Vous chiquez ? dit-elle.
Non m’dame, j’ai pas l’habitude.
P.114 : Une chique ? dit-il.
J’vous remercie dit Holme. J’ai pas l’habitude.
Entre les deux âmes perdues, un petit être honni, disparu, mort peut-être. Condensation du désêtre, de la misère morale, du renoncement à ce monde, un bout de chair qui vagit sur un lit de mousse dans un bois et concentre autour de lui tous les signes de la décomposition du monde, comme si sa présence agissait en moteur des forces destructrices et sombres de la nature. Le colporteur de brimborions inutiles qui passe se fait regard effaré, oreille incrédule.
Et tandis qu’il était couché là, une lointaine zébrure de foudre marqua le ciel d’un éclat bleuâtre et lui livra dans un premier regard d’oiseau embryonnaire sur le monde, éphémère et scandaleuse apparition d’un bord à l’autre de l’obscurité, une ultime vision de la grotte et de l’informe protoplasme blanc luttant sur l’épaisse, l’incunable mousse comme un lièvre exsangue des marais. Peut-être l’eût-il confondue avec je ne sais quel parent invertébré de l’épouvante de son cœur si l’enfant n’avait poussé un cri.
Comme toujours chez McCarthy, le roman est un chemin en cours, une Route. Celle de Culla et Rinthy est à l’image de celle de Ballard dans Un enfant de Dieu, de la horde dans Méridien de sang, du père et du garçon dans La Route : elle part d’on ne sait trop où et elle aboutit au rien, au vide du monde, à la dévastation des hommes. Le premier roman de McCarthy est le départ de l’arc qui rejoint l’Apocalypse de son dernier. L’œuvre ainsi sera bouclée.
Tard dans la journée la route le conduisit dans un marais. Et ce fut tout. Devant lui s’étendait un désert spectral d’où ne dépassaient que des arbres dénudés dressés dans des attitudes de souffrance, vaguement hominoïdes comme des figurines dans un paysage de damnés. Un jardin des morts qui fumait vaguement et s’estompait pour se confondre avec la courbure de la terre. Il tâta du pied la tourbe qu’il voyait devant lui et elle se mit à monter, formant une grumeleuse boursouflure vulvaire qui vous aspirait. Il recula. Un vent fade s’exhalait de cette désolation et les roseaux du marais et les noires fougères au milieu desquels il se trouvait s’entrechoquaient doucement comme des créatures enchaînées. Il se demandait pour quoi une route devait finir ainsi.
Léon-Marc Levy
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