L’Obscure Clarté de l’air, David Vann
L’Obscure Clarté de l’air, octobre 2017, trad. américain Laura Derajinski, 259 pages, 23 €
Ecrivain(s): David Vann Edition: Gallmeister
Médée, qui se rêve en roi et qui se venge en femme blessée, Médée qui se veut sorcière et qui n’est que magicienne, Médée sans ancêtres, éternellement sans descendance. Médée qui donne, ou croit donner, et qui reprend, ou croit reprendre. Médée qui se trompe elle-même, sur elle-même, du début à la fin.
Une écriture pressée, dense, saccadée, hachée, convoquée par l’urgence pour écrire un personnage en fuite, et qui regarde sans cesse derrière elle. Sans cesse en avant, devancée, et sans cesse retenue. Goule, louve, en quête de puissance et de liberté : « Si elle pouvait revenir en arrière, elle le ferait. Elle redonnerait à son frère sa forme entière, lui insufflerait la vie, et obéirait à son père. Mais elle sait que s’ils parviennent à s’échapper, ce regret s’effacera aussitôt » (p.80).
Dès le début, l’ambivalence de sa relation à Jason, pont entre la Colchide et la liberté, trait d’union entre deux mondes, elle-même ne sachant que faire de ses sentiments à son égard, tour à tour attirée et repoussée : « C’est bien plus que l’amour qui l’a poussée à quitter la Colchide, elle s’en rend compte. Elle bâtirait son propre royaume. Ce qu’elle prenait pour de l’amour, une forme de folie, c’était aussi le frisson de la liberté » (p.65).
Et c’est peut-être là que réside une partie de l’histoire, de son histoire. Médée ne supporte pas qu’on lui résiste, qu’on lui échappe d’une manière ou d’une autre. Elle joue aussi de sa barbarie, du caractèreexotique de la terre où Jason l’a enlevée (?). Sa langue, ses coutumes sont différentes de celles des Argonautes et de tous les peuples rencontrés, cela la tient à distance mais elle joue aussi de cette différence.
Distante, par tout ce qui la sépare bien plus que par ce qui la lie, crainte de/par ce qu’elle ose. Hors la Colchide, hors l’Argo, le navire de Jason, Médée joue sur ce qui crée l’illusion : artifices de sa magie, poudre aux yeux de la Toison d’or qui loin du royaume de son père redevient simple peau de mouton. Jason subit le même traitement en révélant sa lâcheté, sa vulnérabilité, son aveuglement, Jason qui, pour tout dire, n’est pas à sa hauteur : sans l’intervention de Médée il n’aurait rien pu, il ne peut rien.
Trahie par Jason qui la bannit de sa vie, Médée se venge.
Lorsque son personnage se retourne, pour David Vann l’imprécation de Médée en fait ce qu’elle a toujours aspiré à être : un roi, mais à présent sans domination, sans royaume ni descendance. Médée a tué ses enfants afin de leur éviter d’être assassinés, c’est peut-être le seul acte qu’elle commet véritablement au nom de l’amour et qui, paradoxalement, va l’exclure à jamais du monde des hommes : « Ils se replient, ces hommes lâches, ils battent en retraite avec leurs lances. Médée, roi brisé qui traîne ses fils à la surface du monde, un dans chaque main, la bouche rougie de leur sang. La forme de la peur, un dieu terrestre sans nom. Jason n’osera pas la suivre. Personne ne la suivra. Au-delà des lois humaines, en guerre contre le soleil » (p.259).
Contre, tout contre, toujours contre, jamais avec, jamais réconciliée.
Anne Morin
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