L’Ivresse de l’eau, Charles Duttine (par Fawaz Hussain)
L’Ivresse de l’eau, Charles Duttine, éditions Douro, novembre 2021, 112 pages, 18 €
Un maître-nageur, drôlement féru de mythologie grecque et de philosophie, promène autour de lui un regard inquisiteur et suspicieux. D’emblée, avec son recours constant aux « nous » et aux « notre », il sollicite le lecteur, dont il se gagne la complicité. À la piscine où il travaille, il ne dissimule rien de son envie de se jeter à l’eau et d’entamer une narration enchaînant des histoires qu’il souhaiterait étranges, surprenantes et mystérieuses. « Avant tous les épisodes étranges que j’ai pu vivre et que je vais tâcher de consigner ici, la piscine municipale était un endroit des plus agréables ».
D’emblée, il fait étalage de ses réflexions bachelardiennes et nous prévient que les eaux sont loin de n’enfanter que de la rêverie poético-romantique. Des dangers peuvent la peupler et, alors, « il faut […] se méfier de leur violence secrète et cachée, ce dont on n’a pas idée ». D’ailleurs, il ne trouve pas anodin qu’on ait donné le nom d’Edgar Poe à la piscine municipale où il est souvent d’astreinte : « …au plus profond de moi, j’avais un vague pressentiment que cette appellation d’un écrivain maudit apporterait, un jour ou l’autre, quelques troubles, et je ne me trompais pas ».
L’Ivresse de l’eau s’annonce donc comme une histoire à suspense : à bon entendeur, à bon lecteur, salut ! On en est à peine au pédiluve de la narration qu’on pressent quelque malédiction rassemblant ses forces pour frapper de plein fouet. Profitant du calme qui précède la tempête, le narrateur procède à la description des personnages, qu’il croque à la manière des Caractères de La Bruyère. Il y a tout d’abord le collègue Malurin, quelqu’un « qui traîne un intraitable mal de vivre », un champion de plongeon à la carrière ratée. Il n’a de cesse de dire « voilà », comme les sportifs actuels, en particulier les joueurs de l’équipe nationale de football. Ensuite, il y a la belle Madeleine, la grande blonde, aux jambes longues et aux épaules fragiles. Elle ne laisse personne indifférent – en particulier le narrateur, un homme peu sûr de lui, qui se voit « légèrement bedonnant –, mais ce maître-nageur femme est « glaciale comme un iceberg qui se serait liquéfié dans notre piscine ». Au guichet, Mme Lemarchand est « un vrai moulin à paroles brassant les flots », une mère-poule qui continue à couver ses deux enfants, pourtant devenus adultes qui volent de leurs propres ailes. Enfin, il y a M. Lafosse, ah ! le maire adjoint aux sports… Responsable du bon déroulement de l’établissement municipal, il veille au grain et ne veut surtout pas de vague dans sa piscine. Le narrateur brosse les portraits de ses personnages baignant tous « dans leur caricature ».
Une fois le décor planté et les personnages ancrés dans le temps et l’espace, l’histoire n’a plus qu’à débuter : ce sera par un beau matin où le maître-nageur remarque un « léger friselis » qui court sur la surface de la piscine. Son angoisse va crescendo à mesure que ces frissons perdurent et que se prolonge le phénomène pour le moins étrange. Il craint désormais d’être emporté par « ces vagues mystérieuses », par « une eau en feu ». Semblant ivres – d’où le titre –, les eaux s’emballent, et avec elles l’angoisse contagieuse du narrateur : « La piscine était-elle hantée ? On pouvait se poser la question ».
Suite à de multiples péripéties pour le moins étranges, la police intervient et retire deux cadavres de la piscine assassine. L’histoire risque d’autant plus de basculer dans le polar ou les romans de terreur que tout le monde soupçonne tout le monde. Le narrateur avance plusieurs explications, quelques-unes scientifiques, d’autres fantastiques et imaginaires. On se croirait par moments dans Le Horla de Maupassant, mais tout cela n’est que subterfuge littéraire et artifices romanesques. Le narrateur laisse judicieusement planer le mystère et opte pour le doute, l’inexplicable, même lorsque tout rentre dans l’ordre, si l’on ose utiliser cette expression à propos d’une piscine marquée par un funeste destin.
Le narrateur de la seconde novella ne doit pas être le même maître-nageur. Dans De l’art d’être un souillon, c’est l’auteur-narrateur qui semble se pencher sur un fait divers qui a eu lieu à Bourges dans les décennies 1960-1980. Il relate le destin de Marcel Bascoulard, artiste et poète, clochard qui errait en guenilles dans cette ville du centre. « Je me suis librement inspiré de ce qu’a été sa vie, laissant aller la fantaisie romanesque pour ce personnage mystique, amoureux de la cathédrale, ce dessinateur perfectionniste et celui dont l’existence aura été digne d’un roman malheureux ».
Cette seconde histoire plonge le narrateur dans une profonde réflexion sur les mystères de la création et les aléas du destin. Comme dans Chronique d’une mort annoncée, de Gabriel Garcia Marquez, seul le protagoniste ignore, ou préfère ignorer, sa fin imminente. « Et Marcel B. ne sait pas qu’il lui reste encore quelques brefs moments à vivre ». Qu’il est dangereux de venir au monde sans une cuiller d’argent dans la bouche ! Vae victis, malheur aux vaincus et à ceux qui ne font pas partie de ceux que le narrateur appelle « les confortables » !
Qu’il aborde une histoire de pure fiction comme L’Ivresse de l’eau ou un fait divers comme De l’art d’être un souillon, Charles Duttine se révèle un conteur-né et un grand maître du suspense. Dans tout ce qu’il entreprend de narrer, les événements s’enchaînent de telle sorte que nous allons d’étonnement en étonnement, cheminant au rythme angoissant de l’inquiétante étrangeté. Qu’on soit maître-nageur d’une piscine municipale ou professeur de philosophie dans un lycée parisien, on gagne à promener autour de soi un regard scrutateur, signe qu’on s’intéresse au sort de ses semblables.
Fawaz Hussain
Charles Duttine est l’auteur de deux recueils de nouvelles, Folklore, et Au regard des bêtes, et d’un roman, Henri Bayle et son curieux tourment. L’Ivresse de l’eau est son quatrième livre.
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