L’iris sauvage, Meadowlands, Averno, Louise Glück (par Didier Ayres)
Tintinnabulement
C’est à un fin tissage de la vie et de l’œuvre de la poète Louise Glück, Prix Nobel de littérature 2020, que nous sommes conviés ici dans l’édition bilingue de trois de ses recueils. Je dis cela car je trouve important cette coalescence de la poétesse et de son écriture, et déterminant pour ma lecture. Il s’agit d’une découverte car peu de traductions sont accessibles en français (j’ai d’ailleurs publié une traduction faite avec Michaël Taugis d’un de ses poèmes, pour la revue L’Hôte). Et cette vie en sous-texte qui gagne en grâce poétique grâce à un fond matériel et vivant, tend les poèmes, les étoffe, leur donne un mystère. Donc, des références mythologiques, ou bibliques, ou encore ici ou là des petits faits de la vie quotidienne. En tout cas, quelque chose altère la prosodie, laquelle confrontée à du connu et du surprenant, se dilate et se fait meuble, profonde et englobante. Cette littérature ne se conçoit que faite de ce mélange de la vie et de l’art, et sans doute de l’art et de la vie. Le mystère : un tintinnabulement grâcieux et prenant. Cette existence sonne comme point de mire, comme punctum.
Le poème explore la réalité, qu’elle soit d’ordre intérieur ou en référence matérielle à des faits ou des récits mythiques – je mets au rang de la réalité les livres sacrés, considérant qu’ils sont la trame de notre existence culturelle, sa réalité. Explorant le réel, le poème se fait double, balance entre l’expression écrite, le langage écrit, et travaille à la remémoration, où oubli et souvenirs se chevauchent, langue constituée d’une très grande étrangeté, au sens propre.
[…] Je me souviens
de la lumière du jour du vert printemps, les berges
vermiculées de pervenches sombres. Je me souviens
m’être allongée dans un champ, et avoir touché le corps de mon frère.
Ou
Si vous vouliez bien ouvrir les yeux
vous me verriez, vous verriez
le vide du paradis
réfléchi sur terre, les prés
de nouveau vides, sans vie, recouverts de neige –
puis la lumière blanche
désormais sans son déguisement matériel.
Genèse, Bible, Odyssée, Homère, théogonie d’Hésiode, Métamorphoses d’Ovide, tout cela brille ainsi qu’une pièce de monnaie jetée dans un bassin, brillante pour celui qui fait un vœu en jetant cette piécette au fond d’un bassin sacré. Cependant cette expression ne cherche pas de limite, pensant que le poème se heurte à plus grand que lui. Non, ces textes sont ajustés au plus proche de la lisibilité, et si mystère il y a, il se trouve dans cette juxtaposition des éléments extérieurs confrontés à l’art. Ce n’est pas exclusivement un témoignage, mais une plongée dans l’art des faits, dans l’art des choses quotidiennes qui, ici, se véhicule comme moments étranges, lieu d’étrangeté freudienne.
Louise Glück ne s’écoute pas chanter, elle souffre peut-être aussi de ce qu’elle dit. De là encore le flottement entre les instances d’élocution : Je, Tu, Il, Elle, Nous, Vous, Ils. Celui ou celle, ceux ou celles qui disent le poème, jettent un doute, un soupçon, non pas sur l’écriture mais davantage sur l’histoire de l’écrivaine. L’identité n’est pas ancrée dans un réflexe neutre. Pas de On dans cette divagation mais des éléments matériels susceptibles de faire écrire L. Glück. L’identité ne joue ici que pour permettre de se diriger vers un monde étrange, légèrement onirique et souvent fort de sa couleur intime.
[…] Mon cher ami,
cher compagnon inquiet, qu’est-ce qui
te surprend le plus dans tes sentiments
la magnificence de la terre ou ton propre plaisir ?
Pour toujours et pour moi,
le plus grand des plaisirs est la surprise.
Ou
[…] Mais ça s’élance en moi,
pas comme le feu nourri que la fleur brandit
mais comme une lumière ardente à travers l’arbre nu.
Ce monde troublant est tremblement, léger son de la clochette qui tintinnabule pour rappeler la réalité des sons. L’espèce de regard qu’a celui de la poète nous permet de déduire ce qu’elle vit et de surcroît, nous en déduisons notre propre personne. L’être de la poétesse est entier dans son texte. Mystère : voir, jeter un œil sur l’ambiguïté des faits rapportés au poème.
Tu dois apprendre à m’aimer. Les humains doivent apprendre à aimer
le silence et les ténèbres.
Je signale que cette lecture de l’ouvrage a touché à ma plus haute sensibilité, voyant un destin à travers ces strophes. Recueil d’étrangeté comme hanté par des réalités contingentes ou merveilleuses, donc de ce qui fait la fibre de notre destinée, où je m’y suis tellement reconnu !
Connu et inconnu, lumière et obscurité, récit et fulgurance, moment sublime, vie et mort, objet-texte à l’instar des objets-sonores de la musique concrète, nous sommes en plein avec l’art, car tout le reste, nous le savons depuis Verlaine, n’est que littérature.
Viens vers moi, me dit le monde. Je me tenais
dans mon manteau de laine à une sorte de portail lumineux –
je peux enfin dire
il y a longtemps, cela me procure un plaisir considérable. […]
Ce qu’il faut retenir, je crois, c’est la vision ouvragée de l’écrivaine américaine, ses anamorphoses décidées, non pas tain du miroir, mais miroir lui-même, reflet des reflets, donc la beauté tout simplement.
Didier Ayres
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