L’Invention du Diable, Hubert Haddad (par Léon-Marc Levy)
L’Invention du Diable, Hubert Haddad, Zulma, août 2022, 314 pages, 21,70 €
Ecrivain(s): Hubert Haddad Edition: Zulma
Hubert Haddad n’aura jamais fini de nous émerveiller. On le sait grand styliste et on le sait métamorphique dans son écriture. Ce roman est un des moments marquants de ces métamorphoses. Il enfourche ici – et ce n’est pas seulement une métaphore car ce roman regorge de cavalcades – la langue de la Renaissance, un peu précieuse, dynamique, profondément poétique pour nous conter la geste baroque de Papillon de Lasphrise à travers temps, champs, villes et moult aventures réjouissantes.
Il faut dire que ses premiers pas en ce monde furent, pour le moins, erratiques et dangereux. Condamné à la naissance par la médecine charlatane de son temps, Papillon fait ainsi connaissance avec la plus fidèle des compagnes des hommes, la plus obstinée, la mort. Et c’est probablement ainsi qu’il devint… immortel. La mort, première ennemie des hommes, celle qui élimine alors la plus large part des enfants qui naissent, machine cynique qui ne rend de comptes à personne, miséreux ou puissant, et joue aux dés la vie des hommes.
Disparaître a-t-il un sens pour l’écume et la neige ? Depuis les siècles antiques, par une franche moitié ou deux tiers souvent, les enfants naissent et meurent. Les fosses d’oubli, les champs de guerre et les charniers avalent ces coulées de jeunes vies soumises au fil aiguisé du faucard. Un angelot traverse les fièvres, insoucieux d’y survivre ; malade, il se laisse porter par un flot d’heures tour à tour bouillantes ou glaciales qui ne mènent ordinairement qu’aux limbes. Mais la Mort, distraitement, épargne l’un ou l’autre.
La mort des enfants, qui troue alors l’humaine condition, lui enlève force et conviction, rend la vie aléatoire. Cette absence de fiabilité du corps de l’homme rend les destins exceptionnels, nourriture des contes et légendes, de la trajectoire des héros dont la puissance tient d’abord à la chance qu’ils ont eu de vivre un peu leur temps.
La source, le lieu de naissance, celui de tant de littérature française, les jardins de Loire, la douceur angevine, est ici chantée dans une magnifique célébration digne des fils de ce pays béni des dieux. Joachim du Bellay, Ronsard, sont convoqués entre les lignes de ce chant ; dédicace implicite et consubstantielle à la beauté des rives de Loire, portée par cette écriture intensément poétique de Hubert Haddad.
Le vieux cheval avait tranquillement regagné l’écurie du domaine. Son maître le bouchonna longtemps malgré un accès de goutte et ses crampes abdominales, songeant qu’il partageait avec Veillantif (*) les supplices de l’âge ; qui d’autre que lui gardait mémoire des heures sauvées, à bondir et caracoler à travers les contreforts ombreux de la vallée angevine où serpente un fleuve tentaculaire faussement impassible, parmi les échines de sable peuplées d’oiseaux, les archipels de javeaux enracinés où frémissent les trembles et les vastes prairies bocagères que bordent çà et là des courtines de platanes colossaux, de saules pourprés ou argentés et de peupliers noirs.
Le cavalier est un rude guerrier, couronné de victoires. Mais la tragédie de Lasphrise, ce qui le déchire, est de n’être pas reconnu comme grand poète. Il se donne pourtant bien du mal, tirant la langue pour écrire des vers néanmoins de belle facture. Le pire est que les voyages dans le temps que ce roman fou lui offrira lui apportent la certitude absolue que jamais au grand jamais son talent (forcément éblouissant) ne sera reconnu, ni par les rois, ni par les humbles libraires républicains. Entrant dans une librairie vers la fin du XIXème siècle :
– […] Je cherche un ouvrage assez ancien, imprimé en 1597, et en version augmentée deux années plus tard, il s’agit des Diverses Poésies de Marc Papillon de Lasphrise… Mais on ne le trouve guère, peut-être en connaîtriez-vous une édition plus récente ?
– Vertubleu ! Vous allez dans la difficulté, mon ami ! Parlez-moi plutôt des Diverses Poésies de Vauquelin de La Fresnaye, des Diverses Poésies de Claude Binet, le biographe de Ronsard, ou encore celles de Siméon-Guillaume de La Roque que Malherbe estimait grandement. […] Votre Papillon, comment dites-vous ? De Lafrite ou de La Frisure, c’est bien la première fois qu’un client en a souci depuis que je touche aux livres !
Hubert Haddad s’affranchit de toute contrainte de logique, de vraisemblance, pour nous faire cette offrande littéraire. Une offrande comme il est devenu rare en nos temps d’en trouver de telles : libre, entièrement dédiée au miracle de l’imagination, écrite dans une langue d’une densité permanente, d’une précision d’orfèvre, chargée de la nostalgie d’une France chevaleresque et lettrée. Un beau voyage en terre de littérature.
Léon-Marc Levy
(*) Nom du cheval de Marc Papillon de Lasphrise
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