L’Intrus, William Faulkner (par Léon-Marc Levy)
L’Intrus – Intruder in the Dust (1948), Folio, traduit de l'américain par R.N. Raimbault et Michel Gresset
Ecrivain(s): William Faulkner Edition: Folio (Gallimard)
L’Intrus – Intruder in the Dust (1948) – est l’un des romans tardifs de Faulkner, bien après ses monuments, Le Bruit et la Fureur, Lumière d’août, Absalon, Absalon, Tandis que j'agonise.
Le maître du Sud est encore au milieu de son œuvre littéraire même si les chefs-d’œuvre majeurs sont passés. L’Intrus, néanmoins, garde toute la puissance narrative et l’incroyable art du portrait que l’on connaît inégalables. Et, par-dessus tout – au-delà des situations burlesques, parfois hilarantes, autour desquelles se construit ce roman, L’Intrus est une réponse cinglante et définitive aux lecteurs trop hâtifs qui n’ont pas su voir, dès Lumière d’août (Light in August, 1932), où se situe William Faulkner dans l’idéologie poisseuse du Sud – faite de haine, de racisme, de misogynie, d’abrutissement : L’Intrus est un plaidoyer vibrant et splendide contre la bêtise et la violence des « Rednecks », une profession de foi universelle, une déclaration d’amour aux « autres » Sudistes – les Nègres comme ils disent.
La figure du personnage central – Lucas Beauchamp –, vieux Noir cabochard et fier, s’inscrit d’emblée dans les traces symboliques de l’image christique. Arrêté pour un crime qu’il n’a pas commis – l’assassinat d’un homme blanc –, menacé par une meute de Blancs haineux qui rêvent de lynchage, l’abandon du ciel semble inéluctable. Il faut imaginer un Christ noir, orgueilleux et taciturne. Et c’est le clan des Gowrie qui a juré de le pendre – une famille de paysans aisés qui fait la loi dans le Comté de Jefferson. Une bande de barbares blancs violents et bêtes, mus par la haine des Noirs depuis la nuit des temps. Son affaire est mal partie et son destin semble joué.
Faulkner, comme un grand lecteur de la Bible, est obsédé par la dette et les devoirs qui l’accompagnent. La bonté n’a pas d’assise, elle est un accident ou une vertu et, pour un Chrétien du Sud, c’est une vertu qui fait rempart, plus ou moins solide, au Mal chevillé au destin des hommes. C’est un trio improbable – deux enfants et une vieille dame – qui vont enfourcher le mulet (« Highboy ») de la vertu, de la dette à honorer pour le petit garçon que Lucas un jour a sorti de la rivière glacée où il était tombé, que Lucas a emmené chez lui, a réchauffé, a sauvé. Ce petit garçon qui a voulu remercier Lucas en lui donnant les quelques petites pièces qu’il avait dans la poche et que le fier Noir a refusé. Le petit garçon qui alors a jeté les pièces par terre que Lucas a fait ramasser par deux jeunes nègres qui étaient là.
Double dette : celle d’avoir eu la vie sauve, et celle d’avoir infligé une humiliation à son sauveur en voulant le payer, humiliation que Lucas lui a aussitôt renvoyée en refusant. Dette, culpabilité, colère, tous les éléments pour tresser une obsession harcelante qui pendant des années va poursuivre le petit garçon avant que l’œuvre du temps – autre obsession faulknérienne – ne fasse son travail d’érosion, qui change la configuration des choses mais ne les efface jamais complètement.
« Il le reverrait bien entendu ; sans doute, ils se croiseraient dans la rue, en ville, comme cette fois-ci, chaque année, pendant le reste de la vie de Lucas , mais ce serait tout ; l’un n’était plus l’homme, mais seulement le spectre de l’homme qui avait ordonné aux deux jeunes nègres de ramasser son argent et de le lui rendre ; l’autre seulement le souvenir de l’enfant qui avait offert cet argent, puis l’avait lancé par terre, n’emportant dans la maturité que la trace, qui s’effaçait peu à peu, de cette vieille honte, de cette folle angoisse de naguère, de ce besoin non pas de revanche, de vengeance, mais simplement d’une remise en place, d’une réaffirmation du fait qu’il était un homme, et que son sang était celui d’un Blanc. Un jour, l’un ne serait même plus le spectre de l’homme qui avait ordonné de ramasser les pièces de monnaie, et, pour l’autre, la honte et le supplice ne seraient plus une chose dont on se souvînt, qu’on pût rappeler, mais seulement un souffle, un murmure comme la saveur aigre-douce de l’oseille sauvage que le petit garçon avait mangée dans son enfance abolie, dont on se souvient au moment où on y goûte et que l’on oublie avant de l’avoir située dans sa mémoire ».
Peintre d’un monde disparu, d’un Sud écrasé par sa défaite et submergé par une culture pétrie de bigoterie et de haine, loin des aspirations clamées à la bonté et à l’amour, sourd aux plaintes des faibles, surtout quand ils sont noirs, suintant encore d’un passé de prospérité assis sur un modèle économique disparu – mais pas complètement – l’esclavage, Faulkner fouille dans les images et dans les cœurs. Ses parenthèses fréquentes, parfois plus longues que la narration même, sont l’effet de son esprit, attentif, réactif, curieux, panoptique. Sa narration ressemble ainsi à un reportage de vécu, à la manière de l’autre géant des lettres du Sud, son contemporain, Thomas Wolfe. Tous deux sont l’outil du flot de mémoire. Tous deux pétrissent la matière de leurs romans de souvenirs d’une précision totale, visuels, auditifs, sensoriels. Et les cloches de l’église résonnent comme le chant d’abandon des vertus du christianisme oubliées par les ouailles.
« Pendant qu’il se tenait là personne n’aurait pu le voir du haut ni du bas de la rue ni même en passant devant (en tout cas, aujourd’hui, ce ne serait pas sa mère), à moins de s’arrêter pour regarder et à ce moment les cloches se mirent à sonner en lentes strophes et antistrophes fondues et discordantes d’un clocher à un autre clocher environné de rondes de pigeons, d’un bout à l’autre de la ville dans les rues sur la Place soudain un flot endimanché d’hommes dans leurs complets noirs, de femmes en robes de soie avec des ombrelles de jeunes filles et de jeunes gens deux par deux déferla dignement, sous ce mélodieux vacarme, vers ce musical appel : eux disparus, la Place et la rue furent de nouveau désertes bien que pendant un moment encore continuassent de sonner les cloches habitantes du ciel citoyennes dépossédées de l’air sans limite trop hautaines trop sereines pour la terre rampante cédant sans hâte coup par coup au frémissement souterrain des orgues et à la ronde imperturbable et frénétique des pigeons persévérants ».
Que deux jeunes garçons, un Blanc et un Noir, et une vieille dame au grand cœur soient les seuls véritables héros de ce roman illustre la défaite des hommes, leur démission, leur veulerie. Miss Habersham est l’amie d’enfance de Molly épouse de l’infortuné Lucas. La tresse qui lie ces deux amies se fait métaphorique du lien indissoluble qui écrit l’histoire du Sud : tous sont arrivés à peu près ensemble, Créoles, immigrants blancs, esclaves noirs. Tous sont le Sud nous dit alors Faulkner, envoyant à leur désert infernal les vociférations et crimes racistes. Molly et Miss Habersham sont la chair de ce pays, les dépositaires d’une histoire terrible et tourmentée mais d’une histoire commune. Elles sont l’âme profonde du Sud, celle qui domine les haines et les rancœurs, celle qui enterre enfin l’amertume sudiste de la grande défaite de 1865. Faulkner ne plaide pas – il ne sait pas faire – il pose là sans commentaire aucun les faits, les éclats d’évidence, les pierres qui ont bâti son pays dans le bruit et la fureur. Tricotage serré, osmose lente et inexorable, les destins se croisent et s’interpénètrent.
« La vieille Molly, la femme de Lucas, qui était la fille d’une des esclaves du vieux docteur Habersham, le grand-père de Miss Habersham ; elle et Miss Habersham étaient du même âge, nées la même semaine, avaient toutes deux été allaitées au sein de la mère de Molly, avaient grandi ensemble, presque inséparables, comme des sœurs, comme des jumelles, couchant dans la même chambre, la petite blanche dans le lit, la petite négresse sur une couchette au pied du lit, jusqu’à l’époque où Molly avait épousé Lucas, et Miss Habersham avait été, à l’église noire, marraine du premier enfant de Molly ».
Et c’est la voix de Faulkner qu’on entend alors célébrer le peuple noir, comme un chant de gloire à ses gens et comme un chant funèbre au Sud poisseux des imbéciles nostalgiques du passé.
« Ils étaient toujours là, ils n’avaient pas bougé, simplement on ne les voyait pas – une intuition, une sensation de leur présence ininterrompue et de leur proximité : hommes, femmes et enfants noirs vivant dans l’attente à l’intérieur de leurs maisons aux portes barricadées et aux volets clos, non pas blottis, prostrés, ratatinés, non pas irrités, non pas tout à fait effrayés : attendant, sans plus, restant là, puisque leur race était une armée de quelque chose avec quoi le Blanc ne pouvait pas rivaliser – s’il en avait la moindre idée – se mesurer : la patience. […] Ce pays était un désert et un témoignage, cette route vide en était le postulat […] l’acte négatif et délibéré, comme un seul dos tourné, de toute la population noire sur laquelle avait été fondée l’économie même du pays, non dans la violence ou la colère, pas même dans l’affliction, mais dans un irrémédiable, un invincible, un inflexible refus, non de l’humiliation d’une race, mais de la honte de l’humanité ».
Léon-Marc Levy
- Vu : 3139