L’Intégrale Illustrée, Edgar Allan Poe
L’Intégrale Illustrée, Archipoche coll. Bibliothèque des Classiques, trad. anglais (USA) Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé et al., décembre 2015, 850 pages, 32 €
Il existe, chez le lecteur vaguement bibliophile, une certaine perversion, qui l’enjoint à profiter d’une nouvelle édition pour replonger dans une œuvre dont au moins une édition précédente orne déjà sa bibliothèque. Va donc pour cette Intégrale Illustrée des œuvres d’Edgar Allan Poe (1809-1849), beau volume d’une taille agréable à manier (dix-huit centimètres sur vingt-cinq), imprimé en deux colonnes facilitant la lisibilité, sur papier-bible, et à la couverture attrayante (une Vanité de 1641 signée Sébastien Stroskpoff), le tout orné d’une trentaine d’illustrations de Harry Clarke (pour les contes et nouvelles), Arthur McCormick (pour les Aventures d’Arthur Gordon Pym) et Gustave Doré. L’objet en soi est attrayant, c’est toujours ça de gagné, et on regrettera seulement qu’il a été imprimé en Chine. Autre regret : l’absence de tout appareil critique, excepté une mince « Préface » et des « Repères biographiques » (illustrés d’une gravure de Félix Vallotton représentant Poe) ; c’est regrettable parce que cela signifie que les expressions grecques ou latines dont Poe se sert à l’occasion, par exemple, ne sont pas traduites, mais la lecture globale n’en est pas rendue impossible. De toute façon, si c’est un appareil critique que l’on désire, on peut se référer à diverses éditions de poche, voire au volume Œuvres en Prose de la Pléiade. Mais dans les deux cas, le présent volume présente des avantages inédits.
Parmi ceux-ci, outre les illustrations, la reprise de tous les textes en prose de Poe, l’homme qui inventa le roman policier avec les trois aventures du Chevalier Dupin, ce grand-père putatif de Sherlock Holmes et Hercule Poirot ; l’homme qui se réappropria et réinventa les codes du roman gothique tout en donnant une modernité absolue au sentiment d’horreur, y compris dans sa confrontation à… la modernité (L’Homme des Foules) ; l’homme qui au passage posa les bases du fantastique et de la science-fiction ; l’homme qui multiplia les modes narratifs et les tonalités, allant du plus lyrique (relireBérénice) au plus grotesque (L’Homme sans Souffle, parmi les Contes Grotesques traduits par Emile Hennequin, ou encore Les Lunettes, parmi les Contes Inédits traduits par William Little Hughes) ; l’homme dont l’influence est telle qu’il serait épuisant de mentionner les auteurs lui étant redevables ; l’homme aux mille qualités narratives, en somme, celui dont le talent seul suffit à persuader un Charles Baudelaire de s’atteler à la traduction d’environ les deux tiers de ses contes et nouvelles. L’ensemble de ces textes sont donc compilés dans le présent volume, tous traducteurs confondus, reprenant la division voulue par Baudelaire, avec d’abord les Histoires Extraordinaires et les Nouvelles Histoires Extraordinaires, puis des Contes Inédits, les Histoires Grotesques et Sérieuses, les Contes Grotesqueset les Derniers Contes. Pour l’amateur, que du connu, même si certains textes sont plus rarement publiés ; pour tous, que du plaisir à (re)découvrir cette prose précise sans préciosité pour explorer l’âme humaine dans sa « perversité », pour reprendre un mot cher à Poe.
Mais à ces contes et nouvelles, cette Intégrale Illustrée adjoint deux textes vraiment peu courants. Le premier est Politien, un drame inachevé se déroulant à Rome au XVIe siècle. Ecrit en 1835, ce drame sous haute influence shakespearienne resta en l’état dû aux mauvaises critiques reçues – et il est vrai que l’œuvre de Poe ne sort pas grandie de cette lecture. Par contre, c’est avec délice qu’on se frotte aux quasi soixante pages de l’essai Eurêka, traduit par Charles Baudelaire et rarement rendu disponible. Le titre américain de cet essai rédigé en 1848 est Eureka : A Prose Poem, et on aurait aussi bien pu rendre cela en français par : Une Cosmogonie poétique. En effet, dans ces pages flottant au gré d’une inspiration bien structurée entre philosophie et sciences expérimentales, à prendre au sérieux ou au second degré, allez savoir (on y reviendra), Edgar Allan Poe donne de l’univers une vision globale, et elle est à tout le moins suprenante pour celui que l’on présente avant tout comme un nouvelliste de génie : de façon tout à fait spéculative et imagée, intuitivement (ou presque : rappelons que l’intuition n’a pas la part belle dans les contes et nouvelles), Poe invente la physique quantique (« Il faut qu’un arbre, affirme M. Mill, soit ou ne soit pas un arbre. Fort bien ; et maintenant qu’il me soit permis de lui demander pourquoi. À cette petite question il n’a qu’une réponse à faire ; je défie tout homme vivant d’en inventer une autre. Cette seule réponse possible, c’est : Parce que nous sentons qu’il estimpossible de comprendre qu’un arbre puisse être autre chose qu’un arbre ou un non-arbre ») et se frotte les neurones à la théorie du Big Bang, et donc à celle du Big Crunch, les deux étant dérivées selon lui des lois de Newton… Dédié à Alexander von Humboldt (bien que cette dédicace soit omise dans la présente Intégrale Illustrée), cet essai est aussi pour Poe l’occasion de discuter de l’existence de Dieu, qui devient un « auteur ». C’est surtout pour Poe l’occasion d’à nouveau se jouer des genres narratifs, puisque Eurêka s’ouvre sur la découverte d’une lettre provenant du futur (2848), de philosopher à moitié sérieusement de tout et de rien (astronomie, histoire de la philosophie). Quant à savoir si c’est du lard ou du cochon, si Poe était sérieux en écrivant Eurêka ou s’il s’est servi de cette forme pour se moquer de pseudo-philosophies à la mode, à la limite, peu importe, puisque personne n’a jamais fondé son existence sur des préceptes édictés par l’auteur du Cœur Révélateur – malgré que quasi chaque nouvelle est pour Poe l’occasion de disserter sur l’une ou l’autre caractéristique humaine. Ce qui compte, par contre, c’est le plaisir de voir cette pensée se développer, se jouer des difficultés, pousser le moindre raisonnement dans ses ultimes retranchements : Poe a un esprit curieux, capable d’une belle vigueur intellectuelle, et à ceux que ses contes et nouvelles n’auraient pas convaincus de cette caractéristique, ce « poème en prose » en apporte l’éclatante preuve.
Puisqu’il est question de poésie, mentionnons que cette Intégrale Illustrée (qui est loin d’être intégrale, puisque de nombreux essais sont manquants) se conclut sur celle de Poe, traduite en français par Baudelaire (un peu – Le Corbeau et Seul), Mallarmé (beaucoup) et Mourey (une quinzaine de poèmes). Cette poésie est dominée par un sommet, Le Corbeau, mais il faut aller plus loin, se laisser pénétrer de ces vers qui souvent chantent la mort (qui environna Poe sa courte vie durant, surtout celle des femmes), mais sont aussi de dignes échos des plus aventureuses parmi les nouvelles (Al Aaraaf) ou tout simplement des obsessions de Poe, dans lesquelles ses traducteurs ont pu se retrouver (Sonnet à la Science). Cette poésie, parfois exigeante (on peut à certains égards la qualifier de pré-symboliste), a des accents romantiques intemporels et gagne à être fréquentée afin de découvrir l’ultime facette du talent de Poe, qui complète les autres idéalement (Silence : « Il y a des entités – des choses incorporelles, ayant une double vie, laquelle a pour type cette dualité qui ressort de la matière et de la lumière, manifestée par l’ombre et la solidité »). On regrettera juste que cette Intégrale Illustrée ait fait bon marché de quelques textes théoriques signés Poe, dont Le Principe de la Poésie, qui peuvent jeter sur ses poèmes un éclairage à tout le moins intéressant.
Le tout forme donc une quasi-intégrale de toutes les facettes de l’œuvre d’Edgar Allan Poe présentée de façon avenante et quasi-luxueuse (une sorte de simili-cuir bleu doré orne le dos du volume, ce qui orne délicatement une bibliothèque) ; tant pour les néophytes que pour les amateurs déjà convaincus, l’occasion de (re)découvrir les textes d’un des auteurs les plus influents de la littérature mondiale.
Didier Smal
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