L’Insigne rouge du courage, Stephen Crane (par Léon-Marc Levy)
L’Insigne rouge du courage (The Red Badge of Courage, 1895), Stephen Crane, trad. américain, Pierre Bondil, Johanne Le Ray, 211 pages, 8,50 €
Edition: Gallmeister
Roman culte, source de toute littérature sur la guerre de Sécession, ce livre est d’abord – dans son ouverture – une série de tableaux vivants de scènes de la terrible guerre civile qui ensanglanta l’Amérique de 1861 à 1865. Tableaux au sens le plus pictural du terme, tant ombres et lumières, éblouissements et ténèbres, couleurs et reflets s’entrecroisent et se disposent à la manière de l’art d’un peintre. Le champ lexical visuel envahit le récit, envoyant comme une obsession des images qui marquent l’imagination et la mémoire. Aux scènes toujours en mouvement de Shelby Foote (Shiloh) et de Lance Weller (Wilderness, Le cercueil de Job), Stephen Crane fait écho au contraire par l’immobilité des moments de la narration. Si Foote et Weller ont proposé des séquences filmiques, Crane propose une projection de diapositives, de photos fixes. A l’opéra, Crane préfère des tableaux enchaînés à la manière d’Henry Purcell dans son King Arthur, arias sombres et graves succédant à arias guerriers et éclatants.
Dans l’obscurité qui précédait le point du jour, leurs uniformes prenaient une teinte d’un violet intense. Depuis l’autre berge, les yeux rouges épiaient toujours. Dans le ciel, à l’est, apparaissait une bande jaune, semblable à un tapis déroulé dans l’attente des pieds du soleil levant ; et sur ce fond se détachait, comme un découpage noir, la gigantesque silhouette du colonel assis sur un gigantesque cheval.
L’enfer n’est jamais loin. Il revient de façon itérative dans les images et les bruits, rapprochant le récit du fantastique, comme pour déconnecter les scènes de guerre d’un réel possible. Ce que voit le jeune soldat n’est pas de ce monde semble dire Crane, ça appartient au domaine de Satan.
Le soir, il s’éloigna de quelques pas dans l’obscurité. A cette petite distance, les nombreux feux, avec les silhouettes noires des hommes qui passaient et repassaient devant les flammes écarlates, produisaient d’étranges reflets sataniques.
Le choix du héros accentue cette impression puissante de scènes vues plus que de scènes vécues. C’est un anti-héros parfait qui, après avoir voulu rejoindre les troupes nordistes de son plein gré, regrette presque aussitôt son engagement. Et, de fait, à la première escarmouche, il s’enfuit à toutes jambes. Dès lors, d’acteur attendu, il devient témoin car, tiraillé par la culpabilité du lâche, il reste à proximité des théâtres d’opération où, un peu à la manière d’un reporter de guerre, il voit et raconte. Le génie de Crane est de faire de ce témoin une conscience active : c’est au prisme de sa culpabilité personnelle qu’il va regarder la guerre des autres. Des autres qui l’incluent car il aurait dû en être. Son témoignage en devient non seulement une narration de faits mais aussi, et surtout, une formidable réflexion sur la guerre, son absurdité, sa folie, son humanité car seuls les hommes ont inventé et pratiquent cet art du carnage hors de toute nécessité vitale. Sa fuite pose La Question de la guerre et du courage : la désertion est-elle une infâme lâcheté ou un acte de courage, de refus de la folie ? Le contraste entre l’espace sanglant et tonitruant que le soldat quitte dans sa fuite et celui de la Nature est comme la preuve que l’homme-guerrier n’est pas de la Nature, c’est un monstre surgi d’ailleurs, de l’enfer sûrement, étranger à la création divine.
Au bout d’un certain temps les échos des détonations s’atténuèrent et les canons tonnèrent au loin. Le soleil, apparaissant soudain, déversa ses rayons sur les arbres. Les insectes émettaient des bourdonnements rythmés. Ils semblaient grincer des dents à l’unisson. Un pic avança sa tête derrière le tronc d’un arbre. Un oiseau passa dans un vol enjoué.
Effacé était le grondement de la mort. Il semblait désormais que la Nature n’avait pas d’oreilles.
Ce paysage lui redonna de l’assurance. Un champ riant qui préservait la vie. C’était la religion de la paix. Elle se mourrait si ses yeux pudiques étaient contraints de regarder le sang. Il se représentait la Nature comme une femme dotée d’une profonde aversion pour la tragédie.
Aux tableaux, Stephen Crane ajoute, comme un continuo de Purcell, les sons terrifiants de la bataille. Le monstre rugit, hurle, s’apaise, gronde de nouveau, dans les vents et marées de la fureur humaine, de la peur, de la douleur des vivants et des blessés, des canons qui tonnent. Le chœur du cœur de bataille, comme une chorale effrayante, est scandé parfois par la voix solo d’un malheureux, d’un autre, enfin distinct de la masse déchaînée, enfin existant en tant qu’homme. C’est un chant qui s’élève pour dire l’enfer des hommes. Car Crane ne nous dit jamais le nom des hommes ; c’est le grand soldat, le jeune soldat, le camarade. La guerre broie les individus pour en faire une masse anonyme, qui chante le désespoir.
Nombreux, parmi les soldats, émettaient des sons graves avec leur bouche, et ces encouragements, ces imprécations, ces prières, ces grondements contenus composaient un chant barbare, exalté, qui se propageait en un courant de bruits sous-jacent, étrange et comme psalmodié à l’unisson des accords sonores de la marche guerrière. L’homme qui se trouvait à côté du coude du jeune soldat gazouillait. Il y avait là quelque chose de doux et de tendre comme le monologue d’un enfant. Le grand soldat jurait d’une voix tonnante. De ses lèvres sortait une noire procession d’étranges blasphèmes.
Stephen Crane a écrit ce roman en 1895, à peine 30 ans après la fin du cauchemar. Il s’inscrivait alors au début d’une longue obsession littéraire américaine, parsemée de chefs-d’œuvres inoubliables. La guerre de Sécession fut une source littéraire terrible mais ô combien féconde !
Léon-Marc Levy
- Vu : 1935