L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, Haruki Murakami
L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, traduit du japonais par Hélène Morita, septembre 2014, 384 pages, 23 €
Edition: Belfond« Pour penser librement, il faut s’éloigner du moi gorgé de chair.
Sortir de la cage étroite de son propre corps,
se libérer de ses chaînes,
et s’envoler vers le domaine de la logique pure.
C’est dans la logique qu’on trouve une vie naturelle et libre.
Cette liberté est le cœur même de la pensée »
L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, Haruki Murakami
« L’incolore » Tsukuru Tazaki est un trentenaire qui vit seul à Tokyo, il est devenu architecte, designer ; il construit des gares depuis qu’il a quitté Nagoya pour ses études. Jusqu’à ce qu’il rencontre Sara, une célibataire tout comme lui.
À Nagoya, ils étaient cinq amis inséparables. Dans le groupe d’amis, quatre avaient un prénom en relation avec une couleur. Kei était rouge, Yoshio était bleu, Yuzuki était blanche et Eri était noir. Tsukuru, dont le prénom signifie « fabriquer », est devenu l’incolore. Un jour, ils lui ont signifié qu’ils ne voulaient plus jamais le voir, sans aucune explication. Il vécut pendant seize ans comme Jonas dans le ventre de la baleine pour oublier l’injustice dont il fut victime au prix d’une longue atrophie de ses sentiments.
Mais vivre sans amour n’est pas vivre !
Haruki Murakami signe avec L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage (paru en France aux éditions Belfond) un ouvrage classique, où l’exclusion ramène à la raison. Dont l’ampleur poétique, symbolique, passe avant tout par la sobriété et un sentiment fugace, obsédant, que les Japonais décrivent en trois mots : mono no aware.
Dans le roman, la sensibilité mélancolique des choses et des souvenirs s’enrichit d’une vie nocturne, somnambulique, hypnotique, où les frontières entre le rêve et la réalité, entre la conscience et l’inconscient, ne cessent de s’entrecroiser, de se mélanger, jusqu’à disparaître dans les limbes, les semences d’une imagination rêvée.
Comme séparée du monde par une frontière invisible, Sara engage alors Tsukuru vers le long pèlerinage de ses démons, de ses anciens amis, certaine que ce sont eux qui détiennent la vérité de cette blessure.
Une ballade du hasard, des rencontres dans un monde normalisé, découverte d’« In-soi » pour l’homme qui n’existait jusqu’alors que comme mélancolie et « Un-utilité ». Une pensée pour l’auteur, qui renaît à la vie, sans colère – après les séismes de Fukushima ; autant de points de friction qui empêchent l’âme des hommes de vivre dans le mode des fluidités Impermanentes.
Alors seulement, après le deuil, vient le temps mélancolique du souvenir, des métaphores, des couleurs qui se mélangent pour donner enfin une lumière transparente, incolore diront certains ; un Origami de sens probablement, miroir sans tain révélant l’aliénation moderne. Un nouveau départ, tout en étant suspendu au silence d’une mer retirée – en profondeur ; d’une marée humaine traversant chaque jour une gare pour aller au travail – loin ; dans une déroutante simplicité :
« A cette époque, nous croyions avec force à quelque chose, nous avions la capacité de croire avec force. Tout cela n’a pas pu simplement se dissoudre. Il apaisa son cœur, ferma les yeux, s’enfonça dans le sommeil. Les dernières lueurs de sa conscience s’amenuisèrent et finirent par être englouties au plus profond de la nuit, comme le dernier express qui rapetisse au fur et à mesure qu’il s’éloigne. Ne demeura ensuite que le bruissement du vent à travers les bosquets de bouleaux blancs ».
Des bosquets de bouleaux blancs, comme les touches noires et blanches d’un piano sur lequel l’auteur jouerait une musique entêtante d’un morceau de Franz Liszt, Le Mal du pays, comme un fil d’ambiance pour l’auteur. Le mal, pour un homme, de montrer ses sentiments d’une manière générale, à sa famille, aux femmes en particulier, où dans une société le oui peut aussi dire non ; où le signe d’une différence doit être vécu dans la clandestinité sous peine de disparaître, sous peine de ne plus être tout-à-fait de ce monde par l’hyper-contrôle de soi. Faut-il y voir l’interrogation d’un écrivain qui aurait été trop loin, comme exilé dans une écriture universelle, éloigné de son île « intérieure » même si cette histoire en est l’empreinte indélébile d’une vision occidentale du Japon ?
Altérité des perceptions dans l’absence,
au monde connu de tous.
Par des petits bouts de rien.
Un regard dans la nuit,
changeant l’ombre noire de la violence.
Un double unique en quelque sorte.
« Tout ne s’est pas dissous dans le flux du temps »
Tant que le cœur bat, au calme, pour l’aimé.
Aux côtés de qui au monde, comme aux autres,
aimera l’être destiné.
Entrer dans L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, c’est comme faire un voyage incertain, assis dans un train fantôme entre Tokyo et la Finlande. Parmi les hommes, habités par mille et une grâces infiniment ensorceleuses, tout en regardant le paysage par la fenêtre qui se dérobe sous nos yeux. Nous dévoilant, peu à peu, un flot d’images oniriques et tronquées, miroir d’un écran de cinéma introspectif des différents passages de la vie. Rêve tortueux, lumineux dont on sait par avance que l’on arrivera à quai sans encombre, baigné d’une lumière blanche, artificielle pour, qui sait, ne pas tomber dans les mains « des méchants petits nains » et qui vivent dans les forêts, noires, aux alentours, depuis les temps les plus anciens, comme les notes de musique sur le parchemin de la vie :
« La vie ressemble à une partition compliquée, se dit Tsukuru. Elle est remplie de doubles croches, de triples croches, de tas de signes bizarres et d’inscriptions ambiguës. La déchiffrer correctement est une tâche presque impossible, et on aura beau faire avec le plus d’exactitude possible, puis la transporter dans les sons les plus justes possible, rien ne garantit que la signification qu’elle recèle sera comprise exactement ou qu’elle sera estimée à sa vrai valeur. Qu’elle fera nécessairement le bonheur des hommes. Pourquoi faut-il que la vie soit infiniment compliquée ? »
Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot et la Chose
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