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L’Incendie de la Maison de George Orwell, Andrew Ervin

Ecrit par Didier Smal 17.10.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Joelle Losfeld, Roman, USA

L’Incendie de la Maison de George Orwell, trad. anglais (USA) Marc Weitzmann, janvier 2016, 248 pages, 22 €

Ecrivain(s): Andrew Ervin Edition: Joelle Losfeld

L’Incendie de la Maison de George Orwell, Andrew Ervin

 

Andrew Ervin (1971) a eu une activité de critique avant de publier quelques nouvelles dans diverses publications et L’Incendie de la Maison de George Orwell, son premier roman, en 2015, roman dont Gallimard a aussitôt acquis les droits de traduction, générant ainsi une relative attente : que contient donc de si crucial ce roman américain pour qu’il génère de la sorte l’envie d’un éditeur francophone ? Il contient en germe deux grands romans, dont malheureusement aucun des deux n’est vraiment abouti, malgré des passages excellents d’une très grande justesse.

L’Incendie de la Maison de George Orwell, c’est l’histoire de Ray Welter, publicitaire génial parti de Chicago pour s’installer sur l’île de Jura, dans les Hébrides. Plus précisément, il désire occuper Barnhill, la maison où Eric Blair, mieux connu sous son nom de plume, George Orwell, écrivit son ultime roman et son grand chef-d’œuvre, 1984. Ce roman obsède Welter au point qu’au détour d’une crise existentielle et professionnelle à la fois (il a réussi à faire vendre des véhicules 4X4 en créant de toutes pièces un faux mouvement protestataire, et cela l’incite à se poser des questions, d’autant que son père meurt dans l’explosion d’une usine ; accessoirement, il divorce), il décide donc de vivre là où Orwell l’a écrit.

Cette confrontation donne lieu à d’intéressantes considérations sur la vie sur l’île de Jura et sa rudesse, et sur celle menée par Winston Smith, le personnage principal de 1984 : et si l’inconfort ressenti par ce dernier, la pauvreté de son habitat, avait été inspiré par ce qu’Orwell a vécu à Barnhill ? Cette voie est vite abandonnée par Welter, surtout après qu’il a découvert que l’électricité était disponible dans cette vaste demeure – ce qui donne l’un des passages comiques d’un roman qui en comporte son lot, bien amenés, lui évitant de sombrer dans la lourde démonstration.

De toute façon, d’une obsession pour l’œuvre majeure d’Orwell, Ervin a choisi de faire un roman plutôt malin, montrant cette obsession à l’œuvre de nos jours, époque éminemment orwellienne, plutôt que dissertant ; l’initiative est plus qu’intéressante, mais il manque à Ervin ce rien de violence, ou de virulence, ou d’énergie dans le propos qui ferait de son roman un récit remarquable, vers lequel on aurait envie de retourner ou de diriger des amis désireux de comprendre la place de la pensée d’Orwell en 2016 grâce à un roman plutôt qu’un essai. C’est d’autant plus regrettable que quelques pages montrent la clairvoyance d’Ervin, sa capacité à traduire le monde dans lequel nous évoluons en termes orwelliens : « Les vitres des gratte-ciel reflétaient un second ciel fictif orné de caméras vidéo perchées au-dessus de chaque carrefour. Les autorités ne faisaient aucun effort pour les dissimuler. Leur ubiquité agissait même plutôt comme une menace, un rappel qu’il vivait, d’un horizon l’autre, dans les limites de l’Empire Total vaste comme le langage lui-même. Chaque pas de Ray, chacun de ses coups de fil, le moindre de ses messages écrits étaient enregistrés, ses habitudes de consommation, ses téléchargements, ses livres empruntés en bibliothèques entrés dans une base de données électronique abritée quelque part dans d’énormes parcs de serveurs. Les entités commerciales tel Logos qui avaient leurs sièges dans ces immeubles prédisaient ses idées avant même qu’il ne les formule ». C’est une évidence pour tout Occidental en 2016, mais le mettre en forme dans un roman n’est pas du luxe.

Dans ces pages, à forte senteur Palahniuk, Ervin excelle à montrer l’interaction entre la pensée orwellienne et sa mise en œuvre consciente ou non dans un monde « post-média » (« Quand es-tu monté dans une rame de métro pour la dernière fois sans voir quelqu’un parler à haute voix dans son portable comme s’il était chez lui ? Et tout le monde haïssait le type qui faisait ça. Moi, ce que j’ai en tête, ça consiste à se servir de la désintégration des espaces public et privé pour la retourner à notre avantage ») ; dans le chef de Ray Welter, cette mise en œuvre est tout à fait consciente, et, avec ce personnage, Ervin fait du publicitaire l’auteur-victime du pacte faustien au vingt-et-unième siècle. Mais rien à faire : un goût de trop peu ressort de ces pages, peut-être à cause du principe même du roman, cette mise à distance par l’exil et l’alternance de chapitres en forme de flashback se déroulant à Chicago et de chapitres en forme d’expiation se déroulant sur l’île de Jura. Quitte à arriver à la même conclusion (« Orwell était un optimiste », phrase à double tranchant à laquelle Ervin ne veut malheureusement donner que son sens positif), le roman aurait pu être celui d’un Ray Welter explosant ou implosant, mais en tout cas dans le monde qui était le sien.

A cette confrontation pure, Ervin a préféré une situation d’exil, comme indiqué ci-dessus, et celle-ci est l’occasion d’un autre récit, âpre et rude, sur un Américain arrivant sur l’île de Jura, dont la population lui est globalement et initialement hostile. Cette situation évolue jusqu’à un cinquième chapitre magnifique, où se hument la tourbe et les mille fragrances du whisky. Les habitants de l’île forment une galerie de personnages rudes, parfois excessifs dans leurs réactions, dans leur façon d’appréhender l’existence, mais d’une terrible justesse. Ce sont les contraires absolus de l’univers orwellien quitté par Welter, à vrai dire, un des derniers bastions d’un monde qui ne peut mentir parce que ce serait nier son existence même. En l’occurrence, sur l’île de Jura, c’est le whisky qui ne peut mentir, et cela donne de très beaux passages sur la consommation d’alcool dans ce qu’elle peut avoir de plus chamanique et sur la fabrication d’une boisson quasi divinisée, dont on parle autant qu’on en vide des verres et des bouteilles dans ce roman : « Chaque malt tient son goût particulier de la taille du tonneau et du lieu où il est entreposé. Et aussi du lieu géographique de la distillerie et des plus petites variations du littoral et de l’altitude également. Est-ce qu’il est fait dans les terres, comme dans les Highlands ? Ou peut-être près de l’eau dans une petite baie comme nous autres à Craighouse ? »

Bien que l’on comprenne la mise à distance voulue par Ervin pour son personnage principal, qui pourrait autrement céder à l’autodestruction ou au cynisme pur, on ne peut s’empêcher de remarquer que les deux récits, présentés en alternance, ne s’interpénètrent que peu, et ce manque de porosité nuit à l’intégrité d’un roman par ailleurs porté par de bonnes idées narratives (le loup-garou de l’île de Jura tout comme la campagne « Gros Porc » sont de pures trouvailles très bien exploitées, chacune dans leur genre). Cette juxtaposition fera néanmoins pour certains le charme et la respiration de L’Incendie de la Maison de George Orwell.

 

Didier Smal

 


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A propos de l'écrivain

Andrew Ervin

 

Andrew Ervin, né le 26 mars 1971 à Media (Pennsylvanie), est un écrivain et critique littéraire américain.

 

A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.