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L’Imprudence, Loo Hui Phang (par Christelle d'Hérart-Brocard)

24.09.19 dans La Une Livres, Actes Sud, La rentrée littéraire, Les Livres, Critiques, Roman

L’Imprudence, août 2019, 144 pages, 17,50 €

Ecrivain(s): Loo Hui Phang Edition: Actes Sud

L’Imprudence, Loo Hui Phang (par Christelle d'Hérart-Brocard)

 

Dans ce premier roman, Loo Hui Phang affronte courageusement l’épineuse et douloureuse question de l’exil qui se trouve au cœur des préoccupations politiques et sociales actuelles. Son traitement romanesque et distancié (distance inhérente à la fiction et distance temporelle, puisque les événements évoqués eurent lieu durant les guerres d’Indochine) légitime une investigation apolitique, exclusivement centrée sur le chaos identitaire irréversible qui retourne les tripes de celui ou de celle ayant subi le déracinement. Autant dire que ce récit assez court, formellement subtil et aérien, comporte par ailleurs une forte densité émotionnelle, tout en évitant l’écueil des raccourcis psychologisants.

Jeune photographe de 23 ans, la narratrice vit à Paris où elle partage son temps entre sa passion professionnelle et son irrésistible penchant pour les ébats sexuels improvisés et sans lendemain, avec grand nombre de partenaires inconnus. D’où le titre du roman : L’Imprudence, leitmotiv romanesque et véritable substrat héréditaire. Depuis qu’elle a quitté le cocon familial, installé en Normandie, et rejoint la capitale, elle jouit pleinement de sa liberté de jeune femme française émancipée.

Mais à la mort de sa grand-mère, une Vietnamienne du Laos, elle se voit dans l’obligation d’assister aux funérailles et de fouler à nouveau le sol qui l’a vue naître et partir presque aussitôt : elle avait à peine plus d’un an lorsque ses parents décidèrent de fuir le régime communiste laotien. L’exil tient de la malédiction familiale, puisque, avant eux, ce fut Wàipó, la grand-mère héroïque qui, très jeune, fugua pour s’arracher à l’emprise de parents maltraitants. Une fois posé, le contexte historique laisse place aux sentiments et ressentiments de ces trois générations d’exilés : les grands-parents, dépositaires des valeurs ancestrales d’un monde perdu ; les parents, qui cherchent à préserver coutumes et traditions au sein d’une dictature familiale toutefois bien fragile et dérisoire en terre barbare ; puis les enfants : la narratrice et son frère aîné, héritiers bien malgré eux de cet écheveau identitaire, accidentel et douloureux. Lors de ce retour aux sources endeuillé, la narratrice tente de reconstituer les pans de son histoire personnelle, profondément enfouis sous les strates de sa conscience obstinément européenne :

« Des rais de lumière balaient la surface de l’eau. Ce sont les soldats qui patrouillent sur la rive, à l’affût des fuyards. Tu as onze ans, tu as peur. Tu me serres contre toi. Le profond sommeil dans lequel je suis plongée t’apaise un peu. En silence, nos parents actionnent les rames. A leurs pieds, deux énormes valises assurent la stabilité du canot. Elles contiennent des vêtements, des photographies, des montres, des bijoux, des aiguilles à tricoter. Un condensé de nos vies. Les reliques d’un monde que nous quittons, quelques biens dérisoires qui plus tard, en terre étrangère, seront fétichisés, élevés au rang d’objet de culte. A un moment, mes paupières s’entrouvrent. Je commence à geindre. Notre mère lève des yeux affolés et t’ordonne de me faire taire. […] Les lumières s’agitent sur le fleuve. Un écho nous renvoie les cris des soldats mis en alerte. Tu regardes l’eau noire. Tu es tenté. Tu te dis : “Peut-être faut-il sacrifier la petite pour nous sauver tous, la jeter hors du bateau pour que nous puissions continuer à vivre ?” ».

A mesure qu’elle progresse sur le chemin escarpé de la mémoire familiale, elle finit par confesser au lecteur mais surtout à son frère, à qui s’adresse son récit, les motifs de sa propre fuite, de son évasion, de sa désertion, de sa défection… et finalement de sa délivrance toute relative de la morale et de l’orgueil du clan, qui n’a jamais cessé de considérer l’identité française comme un déclassement, une anomalie de l’histoire. Oscillant entre l’ingratitude et la culpabilité, elle a en effet choisi de transgresser les diktats familiaux et d’endosser son statut d’enfant perverti par l’exil, en offrant audacieusement son corps, seule véritable terre de liberté, au premier venu occidental. Qu’en est-il pour autant de son occidentalité, confrontée aux stigmates indélébiles de son hérédité ?

« J’ai le corps des adolescentes vietnamiennes qui peuplent Savannakhet. Mais celui-ci se voile d’une occidentalité qui se dérobe à toute définition. Mon apparence à moi s’est déportée d’un degré indécelable à l’œil nu, en vérité distant d’un continent entier ».

Roman de l’inextricable fêlure identitaire, L’Imprudence fait voler en éclats en même temps qu’elle cherche à l’excuser, le séditieux dogme de l’ethnocentrisme. Osé et bouleversant, empreint de la touffeur sensuelle et du rythme poétique, voire extatique, des romans sud-asiatiques, ce premier roman français de Loo Hui Phang ne peut résolument pas passer inaperçu.

 

Christelle d’Hérart-Brocard

 

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A propos de l'écrivain

Loo Hui Phang

 

Loo Hui Phang, née au Laos en 1974, a grandi en Normandie où elle a fait des études de lettres et de cinéma. Dramaturge, réalisatrice et scénariste, elle a publié une douzaine de bandes dessinées et romans graphiques. L’Imprudence est son premier roman.