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L’Imposture & La Joie, Georges Bernanos, Points/Seuil (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal le 08.12.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Roman, Points

L’Imposture & La Joie, Georges Bernanos, Points/Seuil, septembre 2021, 312 et 288 pages, 7,60 € chaque volume

L’Imposture & La Joie, Georges Bernanos, Points/Seuil (par Didier Smal)

 

 

On a parfois l’impression, tant l’œuvre romanesque de Georges Bernanos est majestueuse (même si elle semble moins lue aujourd’hui que son œuvre d’essayiste et de polémiste), qu’elle est pléthore – il n’en est rien, elle consiste en neuf romans publiés de son vivant, pas un de plus, le premier, Madame Dargent, étant un coup d’essai publié alors en revue et aujourd’hui disponible uniquement en la Pléiade, à juste titre. D’un autre côté, cette œuvre romanesque, dès Sous le soleil de Satan (1926), est marquée au coin d’une immense maturité réflexive, d’un regard à la fois profond et féroce porté sur la foi et sa place dans le monde moderne – il est vrai que Bernanos est alors âgé de trente-huit ans, ce n’est pas un jeune homme qui s’essaie à penser le monde le temps d’une fiction – c’est un homme mûr qui met en fiction la complexité de sa pensée.

Les deux années suivant Sous le soleil de Satan, Bernanos publie un diptyque intitulé Les Ténèbres, deux romans L’Imposture (1927) et La Joie (1928 en revue, puis 1929 en volume) qui vont pousser un rien plus loin, mais sans l’extraordinaire personnage qu’est Mouchette, la question de la foi dans le monde moderne. Pour autant, bien qu’il s’agisse d’un diptyque envisagé comme tel par Bernanos dès 1923 et que certains personnages réapparaissent d’un roman à l’autre, L’Imposture et La Joie, en tant que romans, sont indépendants l’un de l’autre – aucune suite à attendre, et surtout la possibilité de les lire de façon autonome – encore qu’il faille admettre que comprendre la crise mystique finale de l’abbé Cénabre dans La Joie est plus aisé si l’on a lu L’Imposture.

Mais puisque l’actualité éditoriale les propose de façon simultanée, autant les lire l’un à la suite de l’autre, et l’on commence en toute logique avec L’Imposture, bref roman à la construction aussi stricte qu’intelligente : ses quatre parties semblent autant d’actes d’une tragédie, celle d’un monde dont Dieu est moins absent que renié. Quatre actes, car chacune de ces parties répond à une unité à la fois d’action, de lieu et de temps. La nuit où l’abbé Cénabre se découvre renégat, la soirée où débat un cénacle de journalistes politico-catholiques dans un bel ensemble d’hypocrisie destinée à la mise à mort symbolique d’un obscur tâcheron, Pernichon (qui s’en suicidera), la déambulation parisienne vers la nuit d’un Cénabre revenu d’un exil intellectuel en Allemagne et d’un mendiant comédien de la propre misère (mais qui est le plus comédien ? Cénabre qui n’arrive pas à s’avouer qu’il n’a plus la foi ou ce mendiant qui met en scène sa misère ?) et enfin la soirée d’agonie de l’ancien confesseur de Cénabre, l’abbé Chenave, pages ultimes où Bernanos semble possédé d’une écriture aussi hallucinante qu’hallucinée (les surréalistes sont alors ses contemporains, difficile de ne pas songer que leur influence serait reconnue par Bernanos pour ces pages).

Ces quatre actes composent une tragi-comédie féroce et clairvoyante, celle de la foi à l’époque de la modernité, celle de la tension entre la foi et l’intellect, entre la foi et la réflexion – peut-être est-ce à force de trop de réclusion entouré de ses livres sur les Mystique florentins que Cénabre, qui a toujours voulu bien faire, être le bon élève, en vient à se rendre compte qu’au fond il n’a jamais cru – mais ce constat n’est-il pas un exercice intellectuel de plus ? Quant à Chevance, le confesseur de Cénabre, horrifié par l’aveu entendu en une nuit tourmentée, lui qui est aussi le « confesseur des bonnes », n’est-il pas, avec toute sa simplicité, toute sa dévotion que d’aucuns pourraient trouver risible, au plus près de la foi ? Enfin, ce cénacle journalistico-politico-ecclésial, qui publie dans d’obscures revues des articles à destination de ceux qui savent, de ceux dont la vie semble se résumer à de stériles débats, n’est-il pas juste un chaudron où stagne une soupe tiède – alors que l’Apocalypse dit bien que Dieu vomit les tièdes. Bernanos ne répond pas, Bernanos ne juge pas : Bernanos montre, mais la tendresse ressentie dans l’hallucination finale de Chevance laisse à penser vers où penche le cœur de l’auteur.

Le quatrième acte de L’Imposture voit Chevance agoniser, délirer et rendre son âme à Dieu, et Chantal de Clergerie (son père est membre du cénacle susmentionné) se trouve dépourvue de directeur de conscience dès les premières pages de La Joie. Elle habite alors la propriété de son père, qui s’apprête à se remarier (un acte social, un sauvetage des apparences), en compagnie d’une grand-mère sénile, d’un majordome d’origine russe aux mœurs douteuses, d’une femme de chambre perturbée au possible et d’une vieille cuisinière pétrie de sagesse. Les personnages sont présentés, la tragédie peut commencer, celle d’une jeune femme qui sent en elle des désirs liés à la chair tout en semblant vouée aux ordres, dû à sa dévotion – Bernanos ne l’écrit pas, il laisse le lecteur s’interroger, mais ce roman semble poser la question de la concrétude de la foi, de l’amour divin ? Aimer Dieu peut-il se traduire juste en oraisons ? Difficile à croire, dans le cadre d’une religion née de la rencontre du Verbe et de la Chair lors de l’Annonciation…

Chantal semble, et Bernanos avec elle, dévoiler la part d’hypocrisie chez son père l’historien, la part de superficiel dans cette incitation à entrer dans les ordres : « Beaucoup d’êtres se sacrifient, qui n’auraient pas le courage de se donner ». Une phrase limpide, de celles dont Bernanos parsème toute son œuvre, une phrase qui semble prise dans le flux de la narration mais est un roc qui le brise, couvert de l’écume d’une méditation à venir. Toute la puissance de l’auteur se dévoile dans cette capacité à donner à quelques mots un sens absolu, indubitable.

Le style de Bernanos, dans La Joie, touche au sublime lorsqu’il évoque le Christ au Mont des Oliviers, lorsqu’il évoque ses sentiments à ce moment de trahison : « Il a aimé comme un homme, humainement, l’humble hoirie de l’homme, son pauvre foyer, sa table, son pain et son vin – les routes grises, dorées par l’averse, les villages avec leurs fumées, les petites maisons dans les haies d’épines, la paix du soir qui tombe, et les enfants jouant sur le seuil. Il a aimé tout cela humainement, à la manière d’un homme, mais comme aucun homme ne l’avait jamais aimé, ne l’aimerait jamais. Si purement, si étroitement, avec ce cœur qu’Il avait fait pour cela, de ses propres mains ». C’est beau, tout simplement, c’est rendre le Christ humain, et donc répondre à la question d’une foi désincarnée ou incarnée ; donc répondre au questionnement de Chantal et à l’hypocrisie de son père, puis à celle d’un Cénabre venu sur invitation du père pour diriger la conscience de la fille.

Au passage, Bernanos, dans La Joie, égratigne une discipline dont il pressent les dégâts à venir, la psychiatrie : le personnage de La Pérouse, ses péroraisons, son obstination à vouloir guérir Clergerie, sa manie de tout réduire à une pathologie mentale, y compris la foi de Chantal : « Je n’ai pas à distinguer ici l’introversion religieuse des autres cas de sublimation. Nous ne tenons nullement l’introverti pour un névropathe, mais pour un esprit en état d’instabilité ». Quelques phrases plus loin, il en vient à qualifier Chevance, confesseur selon son « collègue Dubois-Danjoux » de « toutes les cuisinières hystériques », de « maniaque exquis, une sorte de saint ».

Comment s’en sortir, entre deux façons de considérer l’âme, la première comme un enjeu théologique, la seconde comme un foyer de pathologies dûment étiquetées ? Chantal choisira une voie impossible, l’anéantissement. Mais le lecteur habitué de l’œuvre de Bernanos est persuadé que l’auteur montre ici les dégâts d’une dichotomie imposée, exacerbée, mais qu’il envisage une autre voie, plus simple – mais qu’on ne peut emprunter que dans un accès de virulence, voire de violence faite à tous les discours modernes – pour y trouver une forme de paix troublée car vivante.

 

Didier Smal


  • Vu: 1955

A propos du rédacteur

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.