L'immobilité
Ou la deuxième promenade
Déambuler, voir, revenir, revoir. Et cette fois-ci, le bâtiment comme une arche échouée, un vaisseau de science-fiction, la nef d’un manga, un bateau ivre arrêté ici. Oui, le squelette d’un tyrannosaure, l’armature d’un animal géant. D’autant plus que les charpentiers sont couleur citron, et comme de petits Play mobil. Puis cette impression me quitte, au profit d’un pur discours, d’une parole tenue par l’organisation des maillages d’acier, et, là, comme une virgule, la première charpente latérale du toit. Cependant, en m’approchant, ce que je prenais pour une virgule, devient un V, et très vite, un idéogramme, car sous l’étiage, se trouve une sorte de Y, fait du même bois clair, peut-être du mélèze, je ne sais pas. Je suis ainsi en Orient, dans la figuration d’un alphabet inconnu. Je regarde longtemps la minutie de l’arrimage de la structure. C’est la patience voulue de cette activité, qui me surprend. J’aurais refusé de m’attarder pour autre chose, mais, ici, je vois, je regarde, j’observe longuement, pris moi aussi par la lenteur de l’opération. La patience est à l’œuvre. Le petit homme couleur oranger, celui qui guide l’opération, gâche apparemment un temps précieux. Mais, ce n’est que l’apparence d’une perte ; le gain est supérieur.
L’impression cette fois est prenante. Il y a quelque chose de beau dans l’application minutieuse, dans cette sorte de paresse. On y est presque comme en une opération sacrée, un peu comme un esprit de patience qui nous gagnerait tous, promeneurs et ouvriers. Est-ce cela la Voie du Milieu que prône la vieille mystique chinoise ? Est-ce cette sorte de lenteur qui seule est capable de nous prendre depuis ici, pour nous faire gagner le régime de l’esprit ? Cette façon précise et appliquée de conduire une manœuvre complexe, nous donne à penser en terme de morale. Car, je suis possédé soudain par la miniature de la gestuelle – pourrait-on dire la geste, ou la gestique ? – qui me confine à l’immobilité. Quelque chose en moi s’estompe, s’efface, se dilue. Je suis sujet d’un léthargie heureuse à voir les précautions du charpentier.
Puis, c’est le silence. Car l’opération est mutique. Sans doute cela vient-il du calme obligé de l’ouvrier dont l’effort demande une espèce de prouesse. Sa gestuelle, en tout cas, exige le silence, oblige à se taire et à rester sans voix. C’est d’ailleurs étrange que ce ralentissement des mouvements des charpentiers et de leurs outils, soit si puissant, infuse tellement les passants dont je suis. Mais l’effet de lenteur se propage bel et bien. C’est une sorte « d’alentissement » qui me pousse moi aussi à l’arrêt. Et je suis joué, comme l’ouvrier, par la nécessité de la quiétude. Oui, comme dans une séance de bunraku, je suis agi depuis une force qui m’est extérieure et qui me confine à l’immobilité, voire le recueillement. Cette espèce de moment en apnée de ce théâtre du chantier. C’est de cela dont je suis le témoin, le spectateur.
Didier Ayres
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