L’Ile des esclaves, Marivaux (par Sylvie Ferrando)
L’Ile des esclaves, Marivaux, juillet 2020, 128 pages, 2,95 €
Edition: Folio (Gallimard)
L’Ile des esclaves met en scène la situation suivante : échoués sur une île, quatre protagonistes, deux maîtres et deux valets, sont avertis par Trivelin, le gouverneur de l’île, qu’ils doivent échanger leurs statuts, leurs noms et leurs habits pendant une durée de trois ans. Ainsi, Arlequin et Cléanthis prennent les rôles et les apparences de leurs maîtres, le général athénien Iphicrate (qui signifie « celui qui gouverne par la force » en grec) et l’aristocrate Euphrosine (prénom de l’une des trois Grâces de la mythologie grecque, qui signifie « joie »), ces derniers devenant leurs valets.
On pense aux fêtes romaines des Saturnales, qui se déroulaient en décembre pendant une semaine et pendant lesquelles les barrières sociales disparaissaient, maîtres et esclaves étaient égaux et s’offraient des cadeaux, organisaient des réjouissances. Mais Marivaux va plus loin puisqu’il propose une véritable inversion des rôles : on est au XVIIIe siècle et la révolution française n’est pas loin.
Libérés de toute censure, les valets sont donc invités par Trivelin à faire, l’un après l’autre, une critique de leurs maîtres, ce qui, comme chacun sait, relève souvent de la jouissance la plus extrême : dire du mal des figures d’autorité est un exercice libérateur, tant qu’on peut en rire et que cela ne prête pas à conséquence. Les portraits que les nouveaux maîtres font de leurs nouveaux valets sont éloquents : « vaine minaudière et coquette […] c’est vanité muette, contente ou fâchée ; c’est coquetterie babillarde, jalouse ou curieuse […] » ; « un dissipe-tout, vilain quand il faut être libéral, libéral quand il faut être vilain ; bon emprunteur, mauvais payeur […] ».
Les nouveaux maîtres se livrent ensuite à un badinage amoureux en tentant d’imiter les manières de leurs anciens maîtres, et cette parodie est du plus haut comique, sorte de mise en abyme puisque c’est une scène de comédie dans la comédie qui est donnée. C’est aussi un hymne au théâtre qui est célébré, les comédiens s’octroyant les beaux rôles et les spectateurs (Iphicrate et Euphrosine) installant les chaises avant d’assister à la représentation. Le jeu des tutoiement/vouvoiement et des ordres ou demandes croisés d’amitié ou d’amour font le reste. On est au pays des bisounours, c’est-à-dire dans une utopie où la bonté et la vertu sont les qualités les plus prisées, où le pardon doit dominer et où les embrassades auront le dernier mot. L’happy end appartient au genre de la comédie, les personnages ont évolué sans trace de rancœur ni de ressentiment.
Cette pièce propose, encore aujourd’hui, une réflexion sur le pouvoir juste, une leçon d’humanité et de fraternité, mais offre aussi au grand public cultivé une forme de réflexion sur les rapports de domination, la censure et l’humour, réflexion non négligeable au moment où se tiennent à Paris les procès des attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’hyper cacher de janvier 2015.
Sylvie Ferrando
Pierre Carlet, dit Marivaux, est un écrivain français né à Paris en 1688 et mort à Paris en 1763. Surtout connu pour ses pièces de théâtre (comédies d’intrigue, comédies héroiques, comédies morales, parmi lesquelles La Double Inconstance (1723), La Fausse Suivante (1724), L'Île des esclaves (1725), Le Jeu de l’amour et du hasard (1730), Les Fausses Confidences (1737), Marivaux fut aussi romancier et journaliste, spectateur attentif des mutations du siècle des Lumières. Elu à l’Académie française en 1742, il est aujourd’hui le cinquième auteur le plus joué par la Comédie-Française.
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