L’identité malheureuse, Alain Finkielkraut
L’identité malheureuse, octobre 2013, 240 pages, 19,50 €
Ecrivain(s): Alain Finkielkraut Edition: Stock
Il faut lire le dernier ouvrage d’Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, paru aux éditions Stock en octobre 2013. Son parti pris est, que pour se faire une opinion personnelle, on a besoin d’être éclairé par d’autres et de prendre le temps de la réflexion pour problématiser le monde.
Alain Finkielkraut centre sa réflexion sur l’évolution du concept « d’identité » tel qu’il est envisagé en France aujourd’hui. Il apporte une vision toute personnelle en passant constamment de son histoire singulière où il dit « je » à une vision collective où il utilise le « nous » et le « on ».
Pour affermir sa démonstration, il cite des auteurs fondamentaux de la mémoire française, des auteurs étrangers, des auteurs d’origine juive, des auteurs de l’exil : Mandelstam, E. Badinter, Kant, Hegel, Lévi-Strauss, Goethe, Péguy, Levinas, Kundera, Valéry, Mandelstam, Proust, Diderot, Claudel, Pascal, Voltaire, Tocqueville, Hume, Molière, Montesquieu, Spinoza, Adorno, Arendt etc., qui se sont penchés sur ce thème avant lui. Arrive-t-il pour autant à nous convaincre ?
On peut d’emblée se poser une question dérangeante : le terme de « nouveau réactionnaire » dont on a affublé l’auteur doit-il toujours être interprété de façon péjorative ? La nostalgie d’un passé révolu suppose-t-elle d’être opposé à tout changement ? Devons-nous approuver systématiquement ce que certains appellent « progrès » ?
Confrontant les mœurs d’aujourd’hui avec celles du passé qui prônait la galanterie et la pudeur, Alain Finkielkraut démontre les travers du monde contemporain. Il dresse un réquisitoire impitoyable contre l’esprit mercantile de la classe dominante, sa soif de gain et sa tendance à ne considérer les choses et les êtres que sous l’angle de la rentabilité. Il pointe le déclin des valeurs de notre démocratie, la perte de nos repères éthiques et civiques, l’assèchement de la pensée, de la réflexion politique dans un monde où le fonctionnalisme règne en maître et conduit à l’uniformité.
Il juge sévèrement notre époque où la futilité fait loi, où la médiatisation facile simplifie notre vision des phénomènes sociétaux, où la recherche de l’immédiateté exclut la durée et la profondeur, où le mépris de la femme est exalté par l’exhibition des corps dans la publicité ou, a contrario, par le port du voile chez des femmes figées dans une crispation identitaire et communautariste. Il oppose la laïcité libérale à la laïcité républicaine. Il juge que tous ces phénomènes conduisent au délitement de notre société, et le vivre-ensemble est gravement entamé. Le politique montre une incapacité grandissante à infléchir le cours des choses. Il critique violemment le succès du livre de Stéphane Hessel, Indignez-vous, en expliquant que l’indignation est un mouvement d’humeur qui ne transforme rien.
Avec le déverrouillage des interdits, l’envie envahit l’institution. Les codes, les modes, les marques, les emblèmes, les objets fétiches, les signes d’appartenance et de reconnaissance de la société actuelle déferlent. Les jeunes vivent avec le casque sur les oreilles, s’engouffrent dans les émissions de téléréalité et les jeux vidéo. Ils ne lisent pratiquement plus. Alain Finkielkraut s’insurge contre Bourdieu qui oppose de façon simpliste les opprimés, victimes du système, et les oppresseurs, qui en seraient les seuls bénéficiaires, détiendraient tous les pouvoirs et en premier lieu celui du savoir.
Il pose la question : « Savons-nous et pouvons-nous encore transmettre ? ». Il se revendique comme un défenseur d’une nouvelle conception de l’école face à celle qui prévaut à l’heure actuelle et aboutit inéluctablement à l’échec. Aujourd’hui, l’enfant est passé du statut d’élève à celui de consommateur.
Il reprend à son compte cette phrase tirée du livre collectif Conditions de l’éducation (Stock, 2008) où le philosophe et historien Marcel Gauchet énonce : « Quand s’efface le passé et que l’avenir s’obscurcit, le présent devient l’horizon indépassable, et l’on assiste à un détachement du passé qui a d’immenses répercussions sur la transmission ».
Il approuve les conclusions du rapport du Haut Conseil à l’Intégration : « L’école républicaine doit, plus que jamais, se montrer capable d’assumer sa mission originelle : être le creuset où se fabrique le “vivre-ensemble” au-delà de la simple coexistence et de la tolérance des différences ».
Il accuse l’enseignement actuel de laxisme : « Il faut que les élèves aient le loisir d’oublier leur communauté d’origine et de penser à autre chose qu’à ce qu’ils sont pour pouvoir penser par eux-mêmes. Le droit à la différence n’est une liberté que s’il est assorti du droit d’être différent de sa différence. Dans le cas contraire, c’est un piège, voire un esclavage ».
Il va plus loin encore : « Nous avons besoin d’instruction, c’est-à-dire de maîtres, pour pouvoir, au bout du compte, nous affranchir de toute direction étrangère. Nul ne peut penser par lui-même sans détour par les autres, et notamment par ce qui a été pensé avant lui… La faculté de penser est donnée à chacun mais elle n’est pas innée. Elle est le fruit d’une lente construction humaine, une tradition, un héritage que chaque génération reçoit de la précédente et qu’elle retravaille, enrichit, transforme et approfondit ».
« L’enceinte scolaire délimite un espace séparé, singulier, irréductible. Elle n’est ni un appendice de la famille, ni un prolongement du forum, ni un étal sur le marché, ni non plus une antenne gouvernementale ».
À Alain Badiou qui prône l’oblativité et l’apostasie, il répond : « La transmission des savoirs a tout à perdre de la confusion du cognitif et de l’affectif ».
Il termine son plaidoyer par un éloge de la lecture et de la lenteur contre l’écran, l’immédiateté et la volatilité. Pour cela, il cite Proust : « Les livres, telles les colonnes de Venise, nous isolent du brouhaha ambiant, ils écourtent les jours actuels et, de toute leur mince épaisseur, ils réservent la place inviolable du passé… le livre demande une attention soutenue, propose un monde. Lire un livre, c’est poursuivre un chemin. Le livre déploie un temps où il est interdit au présent de pénétrer. Le livre est à sens unique : une voix vient de l’autre rive. Il coupe le contact avec le contemporain ».
Sur d’autres affirmations nous résistons davantage. En choisissant comme modèle les milieux aristocratiques du dix-huitième siècle, ne risque-t-il pas de choisir les élites contre la plèbe ? En généralisant parfois un peu vite, ne dévie-t-il pas de sa trajectoire ? Quand il s’institue en censeur de domaines qu’il connaît de façon extérieure et quand il se laisse emporter dans des jugements manichéens, cet homme si cultivé nous désole.
Dès le titre, nous voici en alerte. Qu’est-ce qu’une « identité malheureuse » ? Freud se disait « un pessimiste heureux ». Alain Finkielkraut est un pessimiste malheureux.
A une époque où l’école remplissait son rôle d’accompagnement de l’ascenseur social, l’auteur a trouvé sa légitimité dans la réussite scolaire : « J’ai bachoté, j’ai concouru, j’ai échoué, j’ai intégré, l’année suivante, l’École normale supérieure de Saint-Cloud ».
L’échec à l’E.N.S. de la rue d’Ulm l’a probablement marqué mais il fait silence sur ce point sensible. L’école a été pour lui, non pas un moyen d’intégration mais, à notre avis, une possibilité inespérée d’assimilation. C’était le vœu de nombreux parents d’origine juive à son époque. Pour se sentir accepté et aimé de ses concitoyens, il devait devenir un intellectuel français de haut niveau. La langue française et la littérature sont devenues ses vraies patries qu’il chérit d’un amour désespéré. Il se revendique comme un penseur français assimilé et non comme un enfant d’émigré. Il est fier d’enseigner la philosophie à l’École Polytechnique, haut fleuron de la Nation, puis d’acquérir le statut de producteur-animateur d’une émission de prestige, Répliques, à France-Culture. Le dernier stade fut atteint lorsqu’il publia de nombreux ouvrages dont certains touchèrent un large public. Mais certaines critiques acerbes et parfois injustifiées l’atteignirent au plus haut point, notamment quand elles émanaient d’anciens camarades de gauche.
Est-ce cette trajectoire de réussite, jamais vraiment admise qui l’engage à prendre des positions dont il ne mesure pas toujours la portée ? L’auteur cherche-il une place d’exception, ni exclu, ni inclus, toujours sur la frontière ?
Ceux qui, à l’inverse de lui, refusent de se fondre dans la société française en oubliant leur origine deviennent à ses yeux des « étranges-étrangers » ; il les considère en son for intérieur comme des dangers pour la cohésion nationale. Le prélèvement de faits d’actualité oriente souvent son propos vers le dénigrement et la stigmatisation. Pour lui, « le régime actuel est exsangue et le processus de dégradation est inexorable. Il serait grand temps de réagir ». Il en est ainsi de ses positions sur le port du voile, prises au nom de la liberté de la femme et au profit d’une identité commune qui s’élèverait au-dessus de tous les particularismes. Nous avons du mal à ne pas associer son refus absolu du voile à une stigmatisation de la religion musulmane alors que ce phénomène ne touche qu’une proportion minime des musulmanes de France.
Une partie de la jeunesse issue de l’immigration refuserait absolument de se plier aux lois de la République. Pour appuyer cette affirmation, il s’appuie sur deux documents : 1) Un essai publié sous la direction d’Emmanuel Brenner, Les territoires perdus de la République (éd. Mille et une nuits, 2002), rassemble les témoignages de professeurs de banlieue : violences, refus de l’école, insultes se mêlent à l’antisémitisme et au sexisme. 2) La journée de la jupe, film de Jean-Paul Lilienfeld (2009), se déroule dans un collège de banlieue : une professeure de lettres dépressive en arrive au suicide après s’être confrontée à des élèves garçons qui refusent son enseignement, agressent les filles et introduisent un pistolet dans le cours. Sa troisième attaque concerne les mouvements de défense des minorités qui se jugent opprimées. Il cite notamment le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires de France) créé en 2005, le CRAN n’a cessé de bousculer les habitudes et les routines, en posant à la France des questions nouvelles concernant les Noirs de France, les statistiques ethniques, le vote obligatoire, les réparations liées à l’esclavage, les actions de groupe contre les discriminations. L’auteur voit là une preuve supplémentaire du glissement de la démocratie française laïque vers le communautarisme.
Enfin son interrogation s’élargit à l’Europe. Il expose les dilemmes qui se posent à elle. Le rapport historique de l’Europe et de la France à leurs anciennes colonies les a conduites à une culpabilité excessive. Alors, l’Europe doit-elle se convertir à une autre conception des fondements de sa constitution ou reconnaître l’autre dans toutes ses diversités ? Doit-elle accueillir sans restriction ce qui n’est pas elle en cessant de s’identifier à ce qu’elle est ? Doit-elle accepter la disposition à s’ouvrir à d’autres identités, tout le contraire d’une identité close, une identité conquérante imbue de ses vertus civilisatrices ?
Au passage, l’auteur vilipende l’attitude des bobos qui proclament la mixité et qui vivent protégés dans « l’entre-soi ». Ils se composent une bonne conscience à bon compte. Il pose l’hypothèse que le capitaine Dreyfus, Hitler, l’ombre d’Auschwitz et de l’extermination planent sur toute discrimination et bloquent toute réflexion en versant dans la repentance permanente et facile.
Il fait silence sur toutes les difficultés d’intégration qu’il a dû vivre en tant qu’enfant juif né dans l’immédiat après-guerre. Il tait blessures et vexations qui provoquent chez lui une passion triste qu’on retrouve chez Modiano ou chez Kundera. L’air du temps est pour lui irrespirable. Il oublie volontairement la durée nécessaire à l’ancrage d’un individu dans un territoire. Il n’accepte pas les changements complexes de la société contemporaine. Tout ce plaidoyer pour la culture française et la méritocratie que doit offrir l’école de la République n’est-il pas en fait une défense et illustration de sa propre trajectoire ?
Pour penser le « vivre-ensemble » aujourd’hui, peut-on mettre en avant le concept d’« identité commune » ? Ne risque-t-on pas de glisser de la pérennité de la culture française à la peur irraisonnée des migrants ?
Ne retiendrons-nous de ce livre que le regret d’un monde disparu ? Nous pouvons en tirer des leçons salutaires. Il est indispensable pour tous les habitants de notre pays, quelles que soient leurs origines géographiques et religieuses, de ne pas se crisper sur leurs identités meurtrières dont parle si bien Amin Maalouf dans son livre paru en 1998 aux éditions Grasset. Ils doivent adopter cette « attitude d’hospitalité » qu’évoque Kant dans son ouvrage Projet de paix perpétuelle (1795) si nous ne voulons pas que notre pays se transforme en une juxtaposition de groupes et de communautés vivant côte à côte dans un équilibre fragile loin de l’idéal républicain du « vivre-ensemble ».
Il est bon de méditer cette phrase de Goethe : « Les idées générales et la grande présomption sont toujours en train de déchaîner d’affreux malheurs ». Pour éviter cela, chacun devra apprendre à respecter l’autre. Les enfants d’émigrés devront renoncer à la place de victime, s’intégrer à la société française. L’école a un rôle fondamental à jouer qu’elle est loin de remplir aujourd’hui. Le livre de Cécile Ladjali, Mauvaise langue (Le Seuil, 2007), nous le rappelle : « Apprendre à ces enfants le français dans ce qu’il a de convenu et d’académique au bon sens du terme, le maîtriser pour ensuite s’en écarter, telle est l’unique façon de ne pas être dupe des rebellions qui fissurent ce qui fait le ciment d’une société civilisée, à savoir sa langue ». Il est essentiel pour l’État d’œuvrer à la formation des enseignants qui sont appelés à travailler « au-delà du périphérique », là où leurs études et leur milieu d’origine ne les ont pas préparés.
Et comme l’énonce René Schérer dans son ouvrage Zeus hospitalier, éloge de l’hospitalité (Armand Colin, 1993) : « C’est seulement dans le cadre d’une telle acceptation, qui s’accompagne de la relativisation des prétentions absolues d’un monde culturel unique, que nous pouvons, au sens strict, comprendre l’autre, “le prendre avec” tout ce qu’il implique et apporte. L’hospitalité moderne doit se faire ouverture aux autres mondes constitués ».
Citons pour finir Jean-Paul Demoule, professeur de protohistoire européenne :
« Il faut arrêter de penser qu’il y aurait une “France éternelle” à l’identité immobile que l’arrivée de populations extérieures viendrait bousculer. L’histoire est un long continuum de brassages, elle est une recomposition permanente ».
La société démocratique contemporaine se doit d’être inclusive si elle souhaite éviter le repli communautariste ou le chaos.
Pierrette Epsztein
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