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L’hybridation est le propre de la littérature (par Gabrielle Halpern)

Ecrit par Gabrielle Halpern le 18.08.21 dans La Une CED, Les Chroniques

L’hybridation est le propre de la littérature (par Gabrielle Halpern)

 

« Je suis un amphibien, un centaure (…). Je suis partagé en deux moitiés : l’une est celle de l’usine, je suis un technicien, un chimiste. L’autre, c’est celle avec laquelle j’écris (…). Être chimiste aux yeux du monde et sentir couler dans mes veines un sang d’écrivain me donne le sentiment d’avoir deux âmes dans le même corps (…). Je suis resté une impureté, une anomalie en tant qu’écrivain franc-tireur, non pas issu du monde des lettres ou de l’université, mais de celui de l’industrie », raconte le chimiste-écrivain et écrivain-chimiste, Primo Levi, à l’occasion d’un entretien (2). Et si c’était le propre de tous les écrivains d’être des centaures (3) – c’est-à-dire des figures par excellence de l’hybridation ? Leur fonction ne consiste-t-elle pas à hybrider la fiction et la réalité, à hybrider les parcours singuliers des personnages avec l’universalité de l’expérience humaine, à entrecroiser – parfois sans le vouloir – le regard d’un auteur avec la voix d’un narrateur ? A procéder à des combinaisons hétéroclites de mondes radicalement différents, voire contradictoires, par le truchement de l’imagination ? C’est l’écrivain Elias Canetti qui nous offre la meilleure définition de l’hybridation : « jeter son ancre le plus loin possible » (4), c’est-à-dire sortir sans cesse de soi-même et aller vers l’altérité radicale pour devenir sempiternellement autre.

Le terme hybride renvoie étymologiquement à l’idée d’une « bâtardise », à un mélange interdit, à un mariage improbable, qui a transgressé la norme, l’habitude, l’identité, l’ordre établi. Mais entendons-nous bien : ce n’est pas la nature, ni le monde, ni la réalité que l’hybride transgresse – puisque la nature, le monde et la réalité sont hybrides –, mais la manière dont nous, êtres humains, les enfermons dans des cases. Ce que l’hybride transgresse avec violence, c’est notre manière d’aborder la réalité, en l’enfermant dans des silos. Parce que le processus d’hybridation interroge la question de l’identité (la bâtardise, le sang mêlé, c’est l’identité transgressée, c’est le « sans-identité » ou le « trop-plein d’identités »), la relation à l’autre, nos frontières mentales, notre rapport à la réalité, il se confond, par définition, avec celui que suppose la littérature.

Si la littérature a par essence à voir avec l’hybridation ou avec le défaut d’hybridation, c’est parce que le procédé narratif, quelles que soient ses variations, repose toujours sur une dialectique identité-altérité, avec les rencontres entre les personnages ou les rencontres entre les personnages et ce qui leur arrive, ainsi que les métamorphoses possibles, réussies ou ratées, qui s’ensuivent. Le Zadig de Voltaire est l’histoire d’une chaîne d’hybridations entre le héros, les rencontres et les événements. C’est un héros hybridé, qui nous dit à la fin qu’« il faut cultiver son jardin » : par cette phrase, il assume le point final qu’il met à ses hybridations.  Monsieur Kien, héros d’Autodafé d’Elias Canetti, est l’incarnation d’une incapacité d’hybridation et c’est bien cela qui le mènera à sa perte. L’Homme sans qualités, de Robert Musil, met en scène un personnage, Ulrich, qui tâtonne dans ses identités et ses hybridations possibles avec le monde, avec les femmes, avec les autres hommes, avec les destins. Il est sans cesse au bord du précipice des trois pièges de la relation à l’autre – fusion, indifférence, conflit –, et le roman pourrait être analysé comme le récit d’une métamorphose impossible, et donc d’une hybridation ratée. Consciente de ce que l’hybridation ou son défaut constituent son moteur, la littérature a très souvent mis en scène des héros-centaures : ainsi Lancelot du Lac, de Chrétien de Troyes, appartient-il à deux mondes à la fois, celui de la terre et celui de l’eau, ainsi en est-il de Fabrice del Dongo, que Stendhal installe dans un chevauchement de mondes et d’identités a priori irréconciliables, de l’armée à la religion.

Oui, la littérature est décidément un centaure qui n’entre dans aucune case et qui aime interroger les nôtres. Sans compter que nous l’avons, elle aussi, divisée en silos, qui portent les noms de roman, de poésie, d’autobiographie, d’essai, de fiction, de non-fiction, de témoignage, de biographie, de nouvelles… Mais quid de la Recherche du temps perdu et d’Ainsi parlait Zarathoustra ? Quid du Loup des steppes ou du Livre de l’intranquillité ? Il semblerait que tout texte littéraire qui se respecte s’amuse à s’échapper, à chevaucher, à réinventer ou à détruire nos catégories. Tant mieux, c’est ainsi que la littérature pourra nous rendre meilleurs !

Si l’écriture est un exercice d’hybridation, la lecture en est un aussi. Par les mondes qu’elle nous fait découvrir, par les personnages qu’elle nous fait explorer, par les émotions qu’elle nous fait ressentir, par les remises en question qu’elle nous fait subir, la littérature constitue cette ancre jetée loin de nous qu’il nous faut aller chercher, en sortant de nous-mêmes et en nous métamorphosant. Et c’est ainsi que tout rendez-vous avec un livre est « beau comme une rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie »… (5).

 

Gabrielle Halpern

 

(1) Docteur en philosophie, chercheur associée et diplômée de l’École normale supérieure, Gabrielle Halpern a travaillé au sein de différents cabinets ministériels, avant de participer au développement de startups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques. Elle possède également une formation en théologie et en exégèse des textes religieux. Ses travaux de recherche portent en particulier sur la notion de l’hybridation et elle est l’auteur de Tous centaures ! Eloge de l’hybridation, éd. Le Pommier, 2020

(Pour aller plus loin : www.gabriellehalpern.com)

(2) Primo Levi, Conversations et entretiensŒuvres, Bouquins, 2005

(3) Halpern Gabrielle, Tous centaures ! Eloge de l’hybridation, éd. Le Pommier, 2020

(4) Canetti Elias, Le Flambeau dans l’oreilleHistoire d’une vie 1921-1931, Albin Michel, 2005

(5) Ducasse Isidore, dit le Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Le Livre de Poche, 2001

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A propos du rédacteur

Gabrielle Halpern

 

Docteur en philosophie, chercheur associée et diplômée de l’École normale supérieure, Gabrielle Halpern a travaillé au sein de différents cabinets ministériels, avant de participer au développement de startups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques. Elle possède également une formation en théologie et en exégèse des textes religieux. Ses travaux de recherche portent en particulier sur la notion de l’hybride et elle est l’auteur de Tous centaures ! Eloge de l’hybridation, Le Pommier, 2020.

(2) Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Eloge de l’hybridation (Le Pommier, 2020)

(3) https://www.erudit.org/fr/revues/ttr/2001-v14-n2-ttr409/000574ar/

(4) https://proustonomics.com/entretien-avec-kazuyoshi-yoshikawa/