L'Homme sans maladie, Arnon Grunberg/Fleur de province, Christian Larrède
L’Homme sans maladie, Arnon Grunberg, éd. Héloïse d’Ormesson, août 2014, rentrée littéraire, 256 pages, 18 €
Fleur de province, Christian Larrède, éd. Les Soleils bleus, mai 2011, 124 pages, 14 €
Pourquoi évoquer en parallèle ces deux romans parus, l’un en mai 2011 pour Fleur de province, l’autre l’été 2014 pour L’Homme sans maladie ?
Apparemment, rien ne rassemble particulièrement ces deux romans au point de les inscrire ensemble dans l’en-tête d’un article critique sur des impressions de lecture. Et pourtant…
En débutant ma lecture de L’Homme sans maladie de l’auteur néerlandais installé à New York, Arnon Grunberg, mes souvenirs de lectrice m’ont reportée spontanément vers la lecture plus ancienne de cet autre roman lu deux ans auparavant, Fleur de province, roman de l’homme de média avant tout passionné de musique et d’écriture, auteur français, Christian Larrède.
Je n’ai pas moi-même recherché de réponse à ce va-et-vient qu’établissait spontanément ma mémoire de lectrice, mais je pense à présent en avoir trouvé une réponse que je vous livre ici, avant d’entamer un article plus approfondi sur L’Homme sans maladie qui est l’objet principal de cet article.
J’ai établi naturellement une comparaison d’un ressenti de lectrice entre ces deux romans, en raison de leur tonalité et de leur traitement, analogue dans l’intrigue, de la société contemporaine. Une semblable mise à distance, un regard désenchanté sur notre société contemporaine, cependant délesté d’un certain cynisme – certain – et qui fait mouche. Avec pour toile de fond cette même tragi-comédie dont les ténors de la scène médiatique et les pontes de la scène politique tirent les ficelles à leur gré au détriment de marionnettes prises dans les filets d’une mécanique socio-économique dont la mécanique du cœur ne peut même entrevoir les rouages subversifs, mortels.
Un polar rabelaisien et désenchanté, annonçait la quatrième de couverture de Fleur de province de Christian Larrède.
Une analyse corrosive de notre époque, annonce la quatrième de couverture de L’Homme sans maladie d’Arnon Grunberg.
Deux romans également roboratifs, donc, pour le lecteur !
L’Homme sans maladie d’Arnon Grunberg
J’extrais ce passage de la page 58 :
« La télé marche. Il prend deux pitas et commence à manger à contrecœur. Après avoir fini les pains, il reste assis. Il regarde la télé et essaie de saisir des mots au vol. Presque aucun mot n’est reconnaissable. On s’habitue aux images. Destruction, morts, militaires, blessés, humanitaires. Retour du présentateur. Puis encore plus de destruction, de morts, de militaires.
Sam comprend parfaitement pourquoi Hamir Shakir Mahmoud veut amener Puccini à Bagdad. Ici, les gens ont besoin d’autre chose, de réconfort. Il se rappelle ce que lui avait dit un professeur d’histoire de l’art : “Pas d’éthique sans esthétique. Qui néglige l’esthétique en arrive tôt ou tard à sacrifier l’éthique” ».
Le décor, l’intrigue sont plantés.
Samarendra Ambani se sent confier une mission de très haute importance le jour où il s’approche de la voie royale pour décrocher une place de finaliste afin de devenir l’architecte qui construira à Bagdad un opéra dédié à Puccini. A partir de cet instant, sa profession d’architecte revêt à ses yeux l’importance d’une haute et vertueuse ambition : rien moins que celle de contribuer au bonheur des habitants de Bagdad et des Irakiens, grâce à la construction de cet édifice fédérateur d’existences et d’énergies humaines par ailleurs jetées au quotidien dans l’horreur de la guerre.
Le lecteur pressent dès les premiers indices du texte que le pacifisme projeté dans la conception et l’édification de cet opéra couve, malgré lui et à l’insu de son (anti-)héros kafkaïen, des braises plus nocives. Comme si la guerre menée par ses manipulateurs poursuivra, coûte que coûte, son travail de termite, destructeur. Le lecteur comprend vite que la naïveté idéaliste du jeune architecte, dont les desseins sont hélas trop authentiques et honnêtes pour prendre forme en ce monde autrement pragmatique – le lecteur saisit que la naïveté de cet (anti-)héros se heurtera à une réalité sordide. Jeté dans l’absurdité de situations qui le dépassent, Samarendra déchante, son optimisme passé au crible correcteur d’un romancier par ailleurs journaliste et reporter de guerre – Arnon Grunberg – à la plume sèche et objective, « qui se montre ici aussi désespéré que dans ses précédents romans, mais délesté d’un certain cynisme » (Raphaëlle Leyris, Le Monde des livres).
Et c’est ce tournant dans la tonalité et le point de vue de la narration qui donne sa force à L’Homme sans maladie.
Le projet d’architecture semble, comme « un homme sans maladie », trop beau pour être réalisable sur le terrain rugueux des réalités plus sombres, ou du moins nuancées d’ambitions où la tentation du pouvoir se mêle à la volonté d’une toute-puissance politique éloignée des ambitions louables et loyales d’un jeune architecte passionné… d’architecture.
« Loin d’être une bénédiction, l’absence de maladie dans sa vie constituait un handicap caché. Il avait toujours pris sans jamais rien rendre. Il décida de devenir un architecte qui donne, un architecte généreux » // « (…) il n’existe aucune démocratie sans opéra, poursuivit Hamid. Avoir le nôtre à Bagdad prouvera que nous sommes admis à la table des grands. Amener Puccini à Bagdad prouvera que le Moyen-Orient est plus qu’un simple rêve. Chiites, Sunnites, Kurdes ; tout cela n’aura plus aucune importance. Puccini, voilà l’essentiel, Sam, Puccini ! ». Le nœud de l’intrigue se trouve ici, dans la formulation (simulée) de cette quasi-utopie. Aux lecteurs d’en prendre et d’en évaluer la possible réalisation, dans ce roman au suspense sans cesse reconduit, au cœur d’un voyage initiatique et terrifiant, comme la vie.
Je citais précédemment la page 58, révélatrice du décor et de l’intrigue de L’Homme sans maladie. Elle en constitue également une charnière essentielle puisque à partir de cette page la réalité de notre (anti-)héros bascule sensiblement dans l’absurdité.
Roman initiatique mené au rythme d’un polar, représentatif par le biais de son (anti-)héros d’une idéologie de l’art vécu comme rédempteur et fondateur d’une éthique idéaliste pouvant apporter du bonheur à ses membres individuels détruits par ailleurs par la guerre – L’Homme sans maladie constitue également une sorte de reportage romancé de la vie quotidienne du Moyen-Orient, en l’occurrence de celle de Bagdad.
L’activité de journaliste et de reporter de guerre du romancier Arnon Grunberg nourrit sa vision d’un monde contemporain dans ses zones sensibles, déchiré ou détruit par la guerre – monde que l’auteur met en intrigue dans ses romans.
A lire sans modération, pour le suspense, le plaisir de l’intrigue et une meilleure connaissance d’une partie de notre monde contemporain.
NB : un message du roman sous forme d’équation peut être mise en exergue à la lecture de L’Homme sans maladie :
f = t-n
Force = Talent-Naïveté
A méditer et à découvrir…
Murielle Compère-DEMarcy (MCDem)
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