Identification

L’homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk (2ème critique)

Ecrit par Marc Ossorguine 06.09.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Pays de l'Est, Roman, Le Tripode

L’homme qui savait la langue des serpents, 2015 et 2017 (poche), (Mees, kes teadis ussisõnu), trad. estonien Jean-Pierre Minaudier, 470 pages, 13,90 € (en poche)

Ecrivain(s): Andrus Kivirähk Edition: Le Tripode

L’homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk (2ème critique)

 

Voilà de trop long mois que je différais la rencontre avec L’Homme qui savait la langue des serpents. Que de temps perdu ! Quel monde ! Quelle découverte !

Puis l’on réalise après le voyage d’une telle lecture que deux autres titres traduits nous attendent chez le même éditeur (Les Groseilles de novembre et Le Papillon). Puis encore que l’auteur a publié en Estonie près d’une quarantaine de titres depuis 1995… Bref tout un monde à découvrir.

Le monde dans lequel nous plongeons est un monde médiéval réinventé, où le fantastique et le merveilleux ne sont pas loin bien que menacés d’oubli par un monde qui évolue inexorablement vers un soi-disant progrès. Le narrateur, c’est l’homme qui savait la langue des serpents, un langage que tous ces ancêtres qui vivaient dans la forêt connaissaient parfaitement. Un langage puissant auquel obéissaient les animaux de la forêt et dans lequel il y avait de la magie, mais pas de tromperie.

En une ou deux générations, ils ne sont plus que quelques-uns à encore connaître la langue, à encore vivre dans la forêt. Mais un jour sont arrivés les « hommes de fer », couverts de leurs armures, rapidement suivis par des cohortes de moines avides de conversions. Les estoniens sont alors petit à petit sortis de leurs forêts pour se rassembler dans les villages. Ils ont abandonné plus que des traditions : un mode de vie et une relation au monde heureuse et pleine. Les chasseurs-cueilleurs sont devenus agriculteurs. Et encore, chasseur est un mot impropre si l’on pense à ce que sont trop souvent devenus les chasseurs dans notre monde. Grâce à la langue des serpents ils étaient plutôt cueilleurs d’animaux, lorsque cela était nécessaire. Les villageois paysans qui se sont soumis au travail, à la morale religieuse impitoyable du pain quotidien et de la malédiction du travail comme seule perspective d’être sauvé. Dans un autre monde. Dans celui-ci, chevaliers et moines, eux, vivent d’autres choses que du pain, car par l’efficacité de leur technique ils ont imposé leur supériorité à ces estoniens encore à moitié sauvages, à peine humanisés.

Derrière la fable merveilleuse, mais aussi violente, désespérée, on peut trouver l’allégorie ou la métaphore qui s’en prennent aux mythes du progrès et de la technique, avec de profondes résonnantes écologiques. Mais cela serait un peu trop simple et naïf. Car s’il y a bien une symbolique critique à l’œuvre, elle est moins partisane qu’il n’y paraît au premier abord. Il n’y a pas que des méchants purement méchants ou mauvais, et des purs parfaitement purs et innocents. Il y a d’abord un monde qui passe, des mondes plutôt, que le temps petit à petit repousse et puis oublie. « Avec le temps va, tout s’en va… ». Merveilleux conteur, Andrus Kivirähk vient brouiller la symbolique routinière des contes où la forêt est le monde ensauvagé, celui des forces obscures et effrayantes, et où l’ordre et la civilisation sont au cœur du village. De part et d’autre il y a les plus destructrices des forces : les croyances au surnaturel et la bêtise qui ne sont souvent que soif de pouvoir et de contrôle sur le monde et les autres. Si comme bien des fables celle-ci est plutôt pessimiste et pleine d’illusions perdues, elle n’est pas pour autant moraliste. Encore moins donneuse de leçons. Pleine de drames et de farces, d’éclats de rire et de larmes amères, on peut y trouver une saine philosophie de vie, qui sait concilier lutte et détachement et où le renoncement est bien plus sagesse que défaite.

Venez donc apprendre un peu de la langue des serpents auprès de Leemet qui l’a apprise de l’oncle Vootele, venez découvrir le pouvoir de séduction des ours sur les humaines de la forêt, étonnez-vous par les capacités des poux qu’élèvent les deux derniers anthropopithèques, laissez-vous apprivoiser par la courtoise et l’hospitalité des vipères royales, venez entendre l’histoire de l’étonnant et incroyable grand-père, celui qui avait des crochets à venin dans la bouche, laissez vos larmes couler quand vous découvrirez le destin de Hiie soumise à un père fou de traditions et à la folie d’Ülgas, le soi-disant Sage de la forêt…

Dans sa postface, le traducteur nous révèle quelques clés de lecture propres à la culture et l’histoire estonienne récente. Elles sont bienvenues mais nullement indispensables. Il peut sembler en effet bien inutile de chercher des « références » à cet univers entre imaginaire et réalisme, entre histoire et légende fantastique, par contre il se pourrait bien que vous y trouviez moult résonances avec un autre monde : celui dans lequel nous vivons.

 

Marc Ossorguine

 

Lire une autre critique du même livre

 


  • Vu : 3498

Réseaux Sociaux

A propos de l'écrivain

Andrus Kivirähk

 

Romancier, nouvelliste et auteur de livres pour enfants, Andrus Kivirähk est né en Estonie en 1970. Véritable phénomène littéraire dans son pays, il a su conquérir un large public. L’homme qui savait la langue des serpents est son premier livre traduit en français et a reçu en 2014, le Grand Prix de l’Imaginaire roman étranger.

 

A propos du rédacteur

Marc Ossorguine

 

Lire tous les articles de Marc Ossorguine

 

Rédacteur

Domaines de prédilection : littérature espagnole (et hispanophone, notamment Argentine) et catalane, littératures d'Europe centrale (surtout tchèque et hongroise), Suisse, littératures caraïbéennes, littératures scandinaves et parfois extrême orient (Japon, Corée, Chine) - en général les littératures non-francophone (avec exception pour la Suisse)

Genres et/ou formes : roman, poésie, théâtre, nouvelles, noir et polar... et les inclassables!

Maisons d'édition plus particulièrement suivies : La Contre Allée, Quidam, Métailié, Agone, L'Age d'homme, Zulma, Viviane Hamy - dans l'ensemble, très curieux du travail des "petits" éditeurs

 

Né la même année que la Ve République, et impliqué depuis plus de vingt ans dans le travail social et la formation, j'écris assez régulièrement pour des revues professionnelles mais je n'ai jamais renié mes passions premières, la musique (classique et jazz surtout) et les livres et la langue, les langues. Les livres envahissent ma maison chaque jour un peu plus et le monde entier y est bienvenu, que ce soit sous la forme de romans, de poésies, de théâtre, d'essais, de BD… traduits ou en V.O., en français, en anglais, en espagnol ou en catalan… Mon plaisir depuis quelques temps, est de les partager au travers de blogs et de groupes de lecture.

Blog : filsdelectures.fr