L’Homme qui peignait les âmes, Metin Arditi (par Gilles Banderier)
L’Homme qui peignait les âmes, juin 2021, 292 pages, 20 €
Ecrivain(s): Metin Arditi Edition: GrassetIl y a, on le sait, beaucoup à dire sur le rapport des religions aux images. La répugnance invincible de l’islam vis-à-vis de toute représentation figurée de Dieu – et même du corps humain – est trop connue pour qu’on insiste longuement, sauf à dire qu’elle renoue avec l’iconophobie du judaïsme ancien (un élément supplémentaire accréditant l’hypothèse selon laquelle le Coran aurait été composé par des rabbins hérétiques). L’attitude du christianisme est plus complexe, peut-être parce qu’il chercha de bonne heure à se démarquer du judaïsme. La représentation du Christ fut admise très tôt, encouragée par l’existence de reliques sur lesquelles son visage, voire son corps entier, se seraient posés. Comme toujours dans le christianisme, il y a une profonde logique interne et une vertigineuse contradiction : pourquoi se priverait-on de représenter un Dieu qui s’est incarné et avait vécu parmi les hommes ? Dans l’ensemble, le catholicisme est demeuré fidèle à cette tradition, malgré d’épisodiques poussées iconoclastes, même si celles-ci ne disaient pas leur nom (ainsi dans les décennies qui suivirent le second concile du Vatican, marquées par l’alignement sur le protestantisme). La Réforme, précisément, se montra nettement plus réservée (existe-t-il beaucoup de grands tableaux religieux protestants ?). Le christianisme orthodoxe a, pour sa part, pris le chemin inverse, à tel point que, lorsqu’on visite une de ses églises, on ne sait où poser le regard, en particulier quand on s’approche de l’iconostase, qui sépare l’espace profane et l’espace sacré.
Le roman de Metin Arditi possède la simplicité et la limpidité trompeuses d’une parabole biblique ou d’une fable de La Fontaine. Dans « L’Orient compliqué », où se superposent et parfois se mélangent au gré des jours et des rencontres, Juifs, chrétiens et musulmans, se manifeste un jeune homme doué d’un prodigieux talent. Il se prénomme Avner, il est Juif et vit à proximité d’un monastère où les moines, dans la fumée de l’encens et parmi la splendeur des icônes, chantent la gloire de Dieu. Attiré irrésistiblement par la magnificence de la liturgie, comme un papillon par la lumière, il s’astreint au long apprentissage des écrivains d’icônes, qui va du choix de la planche à la pose du vernis, en passant par la chimie délicate des couleurs et, avant toute chose, par la méditation patiente des Écritures. De façon prévisible, Avner abandonnera petit à petit la religion de ses pères, sans pour autant se fondre de manière mimétique dans son nouveau milieu, puisque son talent, la conscience orgueilleuse qu’il en a, sa fougue et son indépendance d’esprit le pousseront à transgresser de plus en plus les codes minutieux qui régissent l’écriture d’icônes.
« Plutôt que de représenter la part d’humain dans le Christ et ses saints, Avner inversait la démarche, faisait surgir la part de divin enfouie en chacun. […] Il célébrait les hommes dans leur essence divine » (p.231-232).
Roman de l’apprentissage, autrement dit roman de la déception et de la désillusion, L’Homme qui peignait les âmes est également une méditation sur la création artistique, la solitude, l’individu, les religions. La fin de l’œuvre a toute la force d’un apologue.
Gilles Banderier
Écrivain francophone d’origine turque, Metin Arditi a publié des essais, des romans, un Dictionnaire amoureux de la Suisse et un Dictionnaire amoureux de l’esprit français (Plon-Grasset).
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