L’homme provisoire, Sebastian Barry
Ecrit par Theo Ananissoh 31.10.14 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Joelle Losfeld, Iles britanniques, Roman
L’homme provisoire, traduction de l’anglais (Irlande) par Florence Lévy-Paoloni, septembre 2014, 248 pages, 19,50 €
Ecrivain(s): Sebastian Barry Edition: Joelle Losfeld
Le volume moyen du livre trompe à première vue sur l’ambition, merveilleusement accomplie, de son auteur. L’homme provisoire de l’Irlandais Sebastian Barry, en réalité, est une somme ; un ouvrage complet. Jack McNulty, le narrateur, rencontre la belle Mai (Mary) en 1922 alors qu’ils sont tous deux à peine sortis de l’adolescence. Nous les verrons devenir parents, puis grands-parents. 1922, c’est l’année de la reconnaissance par le Royaume-Uni de l’Indépendance irlandaise proclamée par les nationalistes en 1916. Entre ces deux dates, une guerre sanglante pour se libérer d’une domination coloniale vieille de quelque sept cents ans ! Cela explique qu’elle est aussi une douloureuse guerre civile, présente jusqu’au sein des familles comme celle de McNulty dont un frère, engagé dans les rangs de la Police Royale Irlandaise (au service des Britanniques), doit fuir le pays indépendant, quittant ainsi à jamais une mère éplorée.
McNulty nous conte ce nœud d’histoires individuelles et collectives en 1957 alors qu’il est installé provisoirement au Ghana. Ce pays d’Afrique de l’Ouest, alors appelé Côte-de-l’Or, conquiert cette année-là sa propre indépendance (la toute première d’Afrique) des… Britanniques. McNulty, ingénieur civil de formation, mais devenu pendant la Seconde Guerre mondiale officier et spécialiste du déminage dans l’armée britannique, fait partie de ceux qui ont été dépêchés par l’ONU dans le futur Ghana pour superviser un plébiscite qui doit décider de la frontière entre la Côte-de-l’Or et le Togo des Français.
Rendre la limpide clarté de ce roman tout en donnant une idée de la richesse des faits qu’il tisse n’est pas aisé. McNulty, installé dans une maison d’Accra, capitale du Ghana, servi avec une sorte d’amitié virile par un domestique du nom de Tom Quaye, élabore un récit en va-et-vient entre le présent et le passé, entre ce pays d’Afrique et son Irlande natale, mais aussi entre la Grande-Bretagne et le sous-continent indien où il a été également en mission pendant la guerre (Tom aussi a servi le drapeau britannique en Birmanie et ailleurs). Le présent, c’est la vie avec Tom Quaye donc. McNulty tentera d’aider son employé à régler un problème conjugal sérieux que celui-ci a avec sa femme. Cette familiarité lui vaut des ennuis, créant ainsi un suspense sous-jacent au récit de ses souvenirs. Mais la grande, la magnifique figure de ce roman reste la belle Mai, l’épouse de McNulty ; l’unique femme de sa vie. Mai « multiple et compliquée ». Mai aimée dès le premier regard. Mai élevée par des parents aimants – le père surtout qui, en retour, est adoré de sa fille. Mai qui discute à table avec son père de la politique d’Éamon de Valera ou de l’assassinat du leader indépendantiste Michael Collins au grand étonnement de son amoureux intimidé.
« Elle m’apparut ainsi, la première fois que je la vis, avançant d’un pas majestueux, vêtue de ses amples jupes noires, son visage charmant posé sur un corps élancé, dans l’allée cendrée de l’université, cachée par les troncs des arbres puis révélée, de sorte qu’elle palpitait à mes yeux comme une bobine de film, une ombre à demi mangée par le soleil sous les célèbres platanes. Son corsage si blanc, où sa douce poitrine bougeait distinctement, lui faisait une armure étincelante dans le sous-bois. (…) Je l’observais de l’arcade sombre à l’entrée de la cour ».
Pourquoi Mai, si intelligente, si singulière, a-t-elle voulu de lui comme mari contre l’avis catégorique de son père ? se demande McNulty tout au long de son récit. Le destin poignant de cette femme est une haute réussite dans ce roman, et l’expression d’un grand talent de romancier. Avec cette réussite, avec le va-et-vient extrêmement maîtrisé entre l’intime et l’historique, Sebastian Barry convainc de ce qui est peut-être sa pensée : ce caractère provisoire si l’on ose dire des temps que nous vivons désormais a son explication dans ce deuxième quart du XXè siècle. Sans aucun doute, cette Seconde Guerre mondiale due aux Nazis et les décolonisations qui ont suivi ont recomposé profondément le monde et ouvert des vannes décisives. Ce roman, véritablement, est une mise à jour de notre sensibilité.
Théo Ananissoh
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A propos de l'écrivain
Sebastian Barry
Sebastian Barry, né le 5 juillet 1955 à Dublin, est un écrivain irlandais. Il est l’auteur de pièces de théâtre (Boss Grady’s Boys, The Steward of Christendom, Hinterland), de romans (Macker’s Garden, The Engine of Owl-Light, The Whereabouts of Eneas McNulty…) et de poèmes, publiés depuis le début des années 1980. Barry a véritablement atteint la notoriété en 2005 avec le roman A Long Long Way, histoire de soldats irlandais engagés dans le premier conflit mondial, sélectionné pour le Man Booker Prize for Fiction. La consécration est venue en 2008 avec The Secret Scripture (Le Testament caché) qui a pour protagoniste une centenaire enfermée depuis sa jeunesse dans un asile pour avoir « fauté ». Ce livre a été lauréat du James Tait Black Prize for fiction et du Prix Costa 2008. Souvent inspirées par des histoires de sa propre famille, les œuvres de Barry ont pour thèmes le mensonge, ou plutôt la vérité telle qu’elle est interprétée par chacun, la mémoire et les secrets familiaux. Leur décor est pour la plupart celui de l’Irlande au moment de son indépendance (1910-1930).
A propos du rédacteur
Theo Ananissoh
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Domaines de prédilection : Afrique, romans anglophones (de la diaspora).
Genre : Romans
Maisons d'édition les plus fréquentes : Groupe Gallimard, Elyzad (Tunisie), éd. Sabine Wespieser
Théo Ananissoh est un écrivain togolais, né en Centrafrique en 1962, où il a vécu jusqu'à l'âge de 12 ans.
Il a suivi des études de lettres modernes et de littérature comparée à l’université de Paris 3 – Sorbonne nouvelle. Il a enseigné en France et en Allemagne. Il vit en Allemagne depuis 1994 et a publié trois romans chez Gallimard dans la collection Continents noirs.
Il a aussi écrit un récit à l'occasion d'une résidence d'écriture en Tunisie, publié dans un ouvrage collectif : "1 moins un", in Vingt ans pour plus tard, Tunis, Ed. Elyzad, 2009.
Lisahoé, roman, 2005 (ISBN 978-2070771646)
Un reptile par habitant, roman, 2007 (ISBN 978-2070782949)
Ténèbres à midi, roman, 2010 (ISBN 978-2070127757)
L'invitation, roman, Éditions Elyzad, Tunis 2013
1 moins un, récit, (dans Vingt ans pour plus tard), 2009