L’Homme hors de lui, Valère Novarina (par Jean-Paul Gavard-Perret)
L’Homme hors de lui, septembre 2018, 160 pages, 014 €
Ecrivain(s): Valère Novarina Edition: P.O.L
Le nouveau drame de la vie
L’Homme hors de lui reprend la mise en abîme vertigineuse du travail et de la destinée de l’acteur dans la langue et sur la scène absurde, désordonnée du monde. Valère Novarina a décidé de publier ce drame au milieu d’une petite forêt de noms, en partie dérivée d’un « Nominaire » en constitution, pour créer un îlot théâtral cerné par le flot des noms qu’il a commencé et poursuit depuis des dizaines d’années. Fait pour le théâtre, ce texte – comme ceux de Beckett – nourrit tout autant le lecteur qui le lit hors du monde et en un voyage autour de sa chambre. Mais, et à l’inverse de ce que le titre indique, celui-là se retrouvera plus en lui par un flot verbal aussi drôle que cérémonial.
Novarina reste le magicien de la langue et il doit être toujours placé au sommet des littératures francophones. Il est celui qui nous interpelle : « Gens du réel, cessez de vous prendre pour des agents de la réalité ! ». Et pour nous secouer, un homme entre, déroule, scande une cosmogonie de mots qui convoque les brins d’herbe et les supermarchés, les chiffres de hasard et les jeux d’enfant, les pierres et les bêtes, la mort et la vie, le souffle de la parole.
Un Chanteur en Perdition enchaîne comptines « comptant pour rien », il explore l’antimonde, rivalise en mots avec L’Ouvrier du Drame, sorte de maître de la créature parlante, sorte de Dieu rendu ridicule par celui qui le scénarise dans un spectacle forain comparable à celui que l’auteur parcourait enfant à la Foire de Crête de Thonon-Les-Bains. Il y avait là la belle femme déguisée en homme de la Literie Pierrot. Ce jeu drôle et terrifiant était déjà celui de la parole et de l’absurdité du monde.
Un tel théâtre de paroles est surtout celui du corps qui les porte. Il déchire les sons, et les noms rassemblés dispersés sont souverains. Ils deviennent par effraction nos hôtes. Ils sont lieurs de diverses rives, et dans la joie de leur énonciation une douleur intense dépasse comme obscur noyau de notre drame. Le deuil n’est jamais refermé mais il ne faut pas croire encore à la mort. Il faut comme les personnages se faire homme tant que la voix tient et réitère le psaume vengeur de notre misère. Les noms illuminent l’âme du corps en cette coupure centrale qui fait de nous non des schizophrènes mais l’être multiplié par ce que Novarina assène.
Chez le dramaturge tout reste ainsi possible, probable, imminent mais sans qu’on sache ce qui va sortir, ce qui va se passer. Quelque chose avance, se précise sans qu’aucun sens ne se coagule vraiment. D’un gargouillis d’évier la voix se transforme en spéculation hirsute et hymne. Le texte devient une relance à perpétuité dans une opérette, un opéra, une opération – entendons ouverture. Ecrire est donc d’une certaine manière nier par tout ce qui est prononcé. Nier surtout les évidences. Il faut que « ça » sorte par les trous de la langue, dans cette reprise incessante contre l’absence et le vide que le langage vient « combler » même s’il ne se referme jamais, même s’il n’est que l’avalanche d’une pensée qui échappe au moment même où elle naît.
Demeure un abîme du sens, la sodomie du Père et de tous les re-pères. Mais le désir reste une traversée. Tout fonctionne ainsi au nom de la variation là où la matière redevient poussière mais où le souffle demeure et se laisse aller dans ce que Beckett a justement nommé une « foirade », mais qui chez Novarina sort par le trou du haut. Et ce, en un nécessaire transfuge de la « matière ». Les mots se et nous renversent. Ils coulent de la masse « corporelle » en une décharge publique. Mais de tels mots ne sont plus abstractifs. Ils trouvent chez Novarina une visualité, une « choséité » qui ne s’adressent pas seulement à la curiosité du visible, du lisible, mais au désir de voir ce qui est absence, manque, ombre. L’énumération, la répétition, la scansion ouvrent à une danse qui fait sauter les verrous du monde.
Lire n’est plus saisir, appréhender, c’est se laisser envahir par un flux auquel Novarina donne « corps » pour offrir au « spectracteur » une sorte d’immanence de l’état de rêve éveillé au moment où la matière à lire, au sein de son magma, se transforme jusqu’à devenir l’évidence lumineuse d’un lieu jamais atteint, déserté, qui nous échappe mais qui s’accroche à nous comme s’il nous était consubstantiel tout en n’étant pas nous-même, un lieu perdu ou imag(in)é doué de la puissance en tant que matrice et phallus des choses non sues. Bref nous touchons là à une écriture de l’inconscient. Spécialiste des logos rationnels s’abstenir.
Jean-Paul Gavard-Perret
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