L'histoire cachée du nihilisme, Michèle Cohen-Halimi et Jean-Pierre Faye
L’histoire cachée du nihilisme. Jacobi, Dostoïevski, Heidegger, Nietzsche, La Fabrique éditions, 2008, 310 p. 18 €
Ecrivain(s): Michèle Cohen-Halimi et Jean-Pierre Faye
Le titre de l’ouvrage est prometteur : il fallait en effet une synthèse sur la notion profondément ambiguë de nihilisme, qui connaît de grandes variations de sens au cours de sa brève histoire. Le lecteur s’attend donc à voir dévoilée cette « histoire cachée » (la formule est de Nietzsche, le « premier parfait nihiliste de l’Europe » (1)). Mais la promesse n’est qu’à moitié tenue, parce qu’il n’y s’agit pas réellement, ou seulement, de faire le récit philosophique des transformations de cette notion équivoque à partir de sa première formulation par l’étrange révolutionnaire Anacharsis Cloots (2). Toute la seconde partie de l’ouvrage, mal raccordée à la première, porte essentiellement sur Heidegger et Nietzsche (ce qui explique sans doute la curieuse inversion chronologique dans le sous-titre) et s’apparente plus à un pamphlet anti-heideggérien qu’à une étude rigoureuse de leurs rapports. D’où, à l’arrivée, un assemblage hybride, aussi trouble que son sujet.
Le livre se divise en deux « partitions », la première composée par Michèle Cohen-Halimi (MCH) et la seconde par Jean-Pierre Faye (JPF), celui-ci signant le prologue et celle-là l’épilogue, dans un esprit de parfaite parité.
On a d’abord droit à une narration plus historique que philosophique, parfois même scolaire (« Qui est Anacharsis Cloots ? », p.14 ; « Et tout d’abord qui est Jacobi ? », p.29, « Que s’est-il passé ? », passim), des différentes « covariations de sens » d’un concept ou plutôt d’un vocable plus que flottant (« flotté », dit bizarrement MCH). Le commentaire proprement dit est réduit à la portion congrue au profit d’absconses considérations méthodologiques, comme la référence récurrente et complaisante à la « critique de la raison narrative » de JPF, souvent cité hors de propos. À titre d’exemple, toute la « séquence 5 » de cette première partie, consacrée à « la logique des affinités », vient comme un cheveu sur la soupe déjà peu ragoûtante du nihilisme ; elle semble n’avoir d’autre but que d’introduire au propos décousu de JPF. Elle se termine d’ailleurs par un appel pathétique à la « vigilance » (p.151), qui laisse le lecteur pantois.
Certes, cette partition laborieuse a l’intérêt de rappeler les principaux acteurs de l’histoire tourmentée du nihilisme (Jacobi, Netchaïev, Bakounine, Dostoïevski, Nietzsche – Schopenhauer, en revanche, n’est que brièvement mentionné), mais elle cherche inutilement à lui donner sens en la résumant à des « dispositifs » binaires : Cloots-Bakounine ou Jacobi-Dostoïevski. Un tel sujet requiert avant tout de la nuance et il aurait sans doute fallu s’abstenir de plaquer des pensées très différentes l’une sur l’autre pour dégager un semblant de rationalité, bien paradoxalement s’agissant du constat de l’absence généralisée de sens. On aurait pu par exemple insister sur le fait que le nihilisme russe fut un phénomène littéraire (pensons au fameux Bazarov de Tourgueniev) avant de se traduire dans le passage à l’acte anarchiste. Un examen des écrits de Herzen sur ce que représente Bazarov eût été en ce sens éclairant, de même qu’une réflexion sur la réception du darwinisme en Russie dans les années 1860 (cela relevant plus de « l’histoire cachée du nihilisme » que le récit bien connu des événements politiques de l’époque). On peut également regretter que MCH adopte sans réserve le point de vue condescendant de Hegel sur Jacobi alors qu’on espérait un traitement plus équitable de ce laissé-pour-compte de la philosophie universitaire (3). D’ailleurs, les minores dans leur ensemble – Netchaïev, Bakounine et même Dostoïevski, réduit à son antisémitisme – sont considérés sans le minimum de sympathie qui permet en général de donner chair à un exposé.
Si le récit du nihilisme trouve à juste titre son point culminant avec Nietzsche, qui en récapitule les différents aspects (passif, actif et accompli), on déplore que l’exposition somme toute convenue de ses idées s’accompagne de sentences obscures telle que celle-ci : « Le retournement (Umkehrung) nietzschéen s’apprête à faire basculer le renversement dostoïevskien… dans le souterrain transféré de sa métaphysique » (p.120). Dialectique labyrinthique qui donnerait le tournis même à Thésée ou à Trophonios… L’agacement domine toutefois quand on voit la pensée nietzschéenne réduite à semblable galimatias : « Que dit Nietzsche ? Il dit que son dire est un dédire. Il dit que son dire se pose depuis lakrisis d’une incessante rétractation de toute prétention à fixer le dire dans un dit. Ce qui se pose s’objecte de ne pouvoir rester posé sans changer » (p.134). Cette lourde « musique » aurait certainement heurté les petites oreilles de Nietzsche.
La deuxième « partition » ferait pourtant presque regretter la première. « L’une des grandes figures de la philosophie française », à en croire la quatrième de couverture, nous propose une réflexion singulière sur « les mises en faux et une mise en vrai (?) du nihilisme ». On se rend pourtant vite compte (dès le prologue de l’ouvrage à vrai dire) qu’il s’agit avant tout d’un énième règlement de comptes avec les heideggériens fanatiques, tel François Fédier (4), dont JPF évite soigneusement de mentionner le nom, en dehors des notes. L’auteur de Langages totalitaires semble en effet rapidement perdre de vue le sujet de l’ouvrage qu’il co-signe puisqu’il s’attache surtout à montrer que l’ensemble de la philosophie de Heidegger est d’inspiration nazie. Cette reductio ad hitlerum, aussi contestable au fond que les plaidoyers pro domo embarrassés des disciples inconditionnels, est d’ailleurs récemment devenue une affaire de famille, le fils reprenant à son compte les obsessions du père (5). Les « arguments » de JPF, qu’il dilue ici sur près de 150 pages, tiennent en quelques pages, comme en témoigne son entretien accordé à une journaliste italienne en mars 2000 (6). La thèse principale, inlassablement ressassée (alors même qu’il reproche à Heidegger sa « répétition illimitée ») (p.171), est que le fameux « tournant » (Kehre), l’identification de la métaphysique au nihilisme, serait uniquement une réponse à l’accusation portée par Ernst Krieck, qui voyait précisément dans sa philosophie un « nihilisme métaphysique ». Heidegger aurait voulu simplement par là se défendre d’être un « Juif spirituel ». Tous ses grands développements sur le destin de la métaphysique s’expliqueraient donc par un calcul politique aussi maladroit que lâche. En guise d’argumentation, JPF saute constamment du coq (la métaphysique d’Al-Farabi, « (de Farab, près de la mer d’Aral) », p.178) à l’âne (Heidegger ?), n’oubliant jamais de sacrifier à son goût douteux de l’anecdote et des rapprochements farfelus, comme si sa « raison narrative » fonctionnait exclusivement par association de mots ou d’idées. Un exemple parmi bien d’autres, encore plus affligeants : « la formulation d’E. K. (Ernst Krieck) – appelons-le K. pour faire ressortir l’antithèse forte avec le K. des récits de Kafka » (p.182). Il ne se prive pourtant pas de dénoncer les « affinités forcées ou truquées » (p.268) de Heidegger.
JPF est en somme l’Alain Decaux de l’histoire de la philosophie, en plus moralisateur. Il serait en effet fastidieux de relever tous les tics de prédicateur qui donnent au récit une tonalité dramatique pour le moins artificielle : à « l’infâme danger » (p.210) fait écho la « terrible et impardonnable solution » (p.243), et l’escalade laborieuse de l’« Himalaya de la terreur » (p.209) est suivie par l’examen de « cet impensable chapitre VII » (p.235). Sans même parler des erreurs factuelles (« Pourquoi je suis dynamite » devient ainsi le titre d’un chapitre d’Ecce homo, p.226) et des interludes comiques (voir p.263 (7) et p.280 sqq. sur le nihilisme… iranien), on s’interrogera sur l’utilité d’une « analyse » qui tourne sans fin sur elle-même sans avancer d’un pas. Cette partie bouffie, rédigée au fil de la plume, ressemble à un cahier de notes prises pour soi-même et non relues. Ce qui ne l’empêche évidemment pas d’être pompeuse à souhait : consterné, le lecteur apprend parmi d’autres choses essentielles que le nihilisme n’est ni un argument ni un événement, mais « l’événement d’un argument » (p.285), c’est-à-dire un « arguévent » (p.289)… L’essence du nihilisme semble dès lors vouée à rester cachée.
N’hésitant pas lui-même à reprendre tels quels les arguévents pourtant bien légers de ses deux précédents livres consacrés à Nietzsche (8), JPF dresse un portrait angélique de lui comme penseur ennemi de toute hiérarchie (!) et prenant le parti des faibles, des laissés-pour-compte, des « tchandalas », cela sur la base d’un seul fragment posthume (9), d’ailleurs interprété de manière très personnelle. Son acharnement à accabler l’infâme Heidegger a ainsi pour pendant caricatural ses éloges enthousiastes du philosémitisme du « vrai Nietzsche », présenté contre toute évidence comme un pacifiste convaincu. Nietzsche comme antidote à Heidegger, pourquoi pas, sauf que la mise en scène de l’affrontement est ici particulièrement pauvre.
Que ce dernier ait été un nazi zélé et jamais repenti, la preuve en est faite depuis longtemps. La vraie question, me semble-t-il, est plutôt de savoir s’il fut réellement un des plus grands philosophes du XXesiècle, comme on l’ânonne un peu partout, ou s’il a simplement élevé l’esbroufe au rang d’onto-théologie. À tout prendre, s’il s’agit vraiment de déboulonner un monument, on préférera largement au lassant procès inquisitorial mené par JPF l’humour dévastateur des célèbres pages de Maîtres anciens de Thomas Bernhardt, qui soulignent avec grâce le ridicule consommé du « berger de l’être » dans saHütte de Todtnauberg (10).
Yannis Constantinidès
(1) Cf. Nietzsche, Fragments posthumes, tome XIV, 16 [32] et tome XIII, 11 [411] respectivement.
(2) La république des droits de l’homme, à proprement parler, n’est ni théiste ni athée : elle est nihiliste. (La formule de Cloots est citée p. 21). Le terme de nihilisme s’imposera progressivement au cours du XIXe siècle, supplantant notamment « riénisme », terme cher à l’ennemi juré de la Révolution, Joseph de Maistre.
(3) Que Kant ait été étrangement perçu par Jacobi (et par Heine) comme un nihiliste ou un « destructeur universel », alors qu’il met lui-même en garde contre « l’indifférentisme » dans la Préface à la première édition de la Critique de la raison pure, mériterait ainsi quelque commentaire.
(4) La cible étant plus particulièrement ici le recueil hagiographique dirigé par ce dernier, Heidegger à plus forte raison, Fayard, 2007. Voir aussi la lecture critique qui se trouve sur le blog de Jean-Pierre Faye : http://www.jean-pierre-faye.com/articles/la-plus-grande-tragedie-philosophique-heidegger-a-perdre-la-raison
(5) Voir Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, Albin Michel, 2005 (2ème éd., Le Livre de poche, coll. Biblio-essais, 2007).
(6) Autour de Nietzsche, Heidegger et Lou Salomé. Entretien avec Jean-Pierre Faye réalisé par Rebecca Behar, L’Homme et la société, n°140-141, avril-septembre 2001, p. 121-146 (voir notamment les pages 124 à 129).
(7) Spécimen chimiquement pur de langue hitlérienne sur le « nihilisme asiatique » (suit une citation d’Hitler).
(8) Le vrai Nietzsche. Guerre à la guerre, Hermann, 1998 et Nietzsche et Salomé. La philosophie dangereuse, Grasset, 2000.
(9) Il s’agit du fragment 15 [44] de 1888 (voir par exemple p.259).
(10) Pour une réfutation sérieuse de Heidegger, on lira avec profit le livre récemment traduit en français de Stanley Rosen, La question de l'être. Heidegger renversé, Vrin, 2008.
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