L’exactitude des songes, Denis Grozdanovitch (par Olivier Verdun)
L’exactitude des songes, Denis Grozdanovitch, 128 pages, 22 €
Edition: Le Rouergue« La vision photographique se distingue par une aptitude singulière à découvrir de la beauté dans tout ce que l’on peut apercevoir mais que l’on néglige habituellement comme offrant un aspect trop ordinaire » (Susan Sontag, Sur la photographie).
Le titre du dernier opus de Denis Grozdanovitch, L’exactitude des songes, paru en janvier 2012 aux Éditions du Rouergue, a la beauté mélancolique des oxymores, des vieilles photos sépia, des murs lézardés, des amitiés burinées par le temps.
L’auteur publie ici des photographies prises de 1978 à aujourd’hui, accompagnées de textes courts, empreints d’une lenteur contemplative, tant il s’agit de cueillir, au cœur des choses, la poésie latente qui y gît. – Écrire avec la lumière, sur une plage temporelle de plus de trente ans, impressions fugitives, visions, enthousiasmes, comme pour les ressusciter, puisque, nous le rappelle Denis Grozdanovitch en une manière d’hommage à Marcel Proust, « on ne vit réellement sa vie qu’après coup ».
Écriture lumineuse de plain-pied avec le réel le plus anodin, le plus dérisoire, insignifiant, observant méticuleusement les « mouvements infimes habituellement négligés », à l’instar de lord Chandos qui, dans la lettre éponyme de Hugo von Hofmannsthal, est pénétré du flux secret de la vie au point qu’il s’abandonne complètement dans la réalité immédiate des objets eux-mêmes. Car la véritable réalité qui trame intimement nos vies ne se laisse appréhender qu’à reculons, qu’au détour de certaines rêveries, qu’à l’occasion d’« aperçus impromptus » que l’existence nous offre comme par inadvertance. En sorte que l’acte photographique ressortit à un « perpétuel cri enfantin du type “le roi est nu !” qu’un Clément Rosset n’eût pas désavoué ».
Le fil d’Ariane qui relie ces années éparses nous conduit cahin-caha sur les routes de Paris, d’Aveyron, de la Nièvre ou encore du Gard. S’égrènent ainsi les lieux longtemps habités ou de villégiature, les voyages dont Judith, Italienne en Sicile, Athénienne en Grèce, Égyptienne par sa beauté classique, fut l’éternelle compagne. – On admirera, à la page 31, comme croqué au fusain, le lacis d’ombres qui lèchent, tel un portrait du Fayoum, la nudité sculpturale de l’égérie, dont on devine, sur fond de Sienne, la puissance magnétique.
Dans sa quête d’images, l’auteur butine les émotions dont il est capable de restituer, à des années de distance, d’un seul coup d’œil, le motif biographique, la texture sensible, la situation topographique. Ici, en Normandie, c’est un chemin boueux d’hiver qui retient l’attention du photographe, comme si, pour accéder à la vie pleinement vécue, « il nous fallait impérativement recueillir sur notre passage d’infirmes objets, de minuscules repères mentaux qui seraient comme autant de talismans contre l’entropie de l’univers et l’anéantissement de nos défaillantes mémoires individuelles ».
Là, au Mont-Saint-Michel – cette « forteresse mystique gagnée sur l’océan » –, ce sont les « reflets sur les sables humides, l’eau qui s’écoule par les rigoles et les chenaux à marée basse » que tente de fixer sur la pellicule Denis Grozdanovitch, réactivant ainsi la vision de son prédécesseur, l’artiste américain John Paul Caponigro, en un geste « poético-politique » rebelle au « déprimant consumérisme touristique ».
Plus loin, comme dans certaines toiles de Vuillard ou de Maurice Denis, le lecteur caresse voluptueusement une nature morte post-impressionniste – une carafe d’eau, des verres transparents enserrés dans le cercle parfait d’un plateau, un paquet de tabac Caporal avec ses « touches de vert et de jaune si bienvenues sur le bleuté de la table d’osier ».
On ne manquera pas, une fois refermé le livre, de le rouvrir au tout début, à la page 19 exactement, où Denis Grozdanovitch capture, dans la nuit photographique, un îlot de lumière, réussissant ainsi le prodige de magnifier la banalité à l’état pur : sa grand-mère Madeleine, plongée à la loupe dans un de ces « feuilletons ultra-sentimentaux comme en publiaient alors nombre de revues pour grand public », semble irradier de son œil protubérant un faisceau lumineux.
Olivier Verdun
Denis Grozdanovitch a de nombreuses cordes à son arc : né en 1946 à Paris, il a longtemps mené une double vie d’écrivain et de sportif professionnel (plusieurs fois champion de France de tennis, de squash et de courte paume). En 2002 paraît chez José Corti son premier livre, Petit traité de désinvolture, qui lui vaut le Prix de la Société des Gens de Lettres. Il est également l’auteur de Rêveurs et nageurs (2005, Prix des Librairies Initiales), Brefs aperçus sur l’éternel féminin (2006, Prix Alexandre Vialatte) et L’Art difficile de ne presque rien faire (2009).
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