L’éveil des sans-rien et autres histoires, Subimal Misra (par Patrick Abraham)
L’éveil des sans-rien et autres histoires, Subimal Misra, Banyan Editions, avril 2022, trad. anglais (Inde), Eric Auzoux, 142 pages, 14,60 €
Sur un recueil de nouvelles de Subimal Misra
Saluons pour débuter le magnifique travail accompli par David Aimé et par les éditions Banyan : grâce à lui et grâce à elles, le lecteur français accède à des écrivains indiens (anglophones, hindiphones ou s’exprimant dans l’une des langues dites « vernaculaires » : bengali, kannara, malayalam, tamoul, etc.) qu’ignorent souvent les maisons plus importantes. Notre vision de l’Inde et de sa littérature change, s’affine. Guerre aux clichés, aux poncifs, à l’exotisme facile ! Fuyons les images chatoyantes, les chansons sirupeuses et les dénouements édifiants du cinéma bollywoodien et découvrons le sous-continent dans sa réalité parfois brutale mais toujours fascinante ! Car l’Inde est un monde.
Avec Subimal Misra et L’éveil des sans-rien et autres histoires (avril 2022), on est servi. Ces brèves nouvelles, ou anti-nouvelles comme il faudrait peut-être les désigner, sélectionnées parmi une production assez abondante et traduites de l’anglais avec talent par Eric Auzoux à partir d’une première traduction du bengali par V. Ramaswamy, déconcertent autant qu’elles captivent, non seulement par le regard sur la société du Bengale-Occidental des années 60-70 qu’on y observe, mais par les procédés narratifs, le rapport aux conventions du récit court. S’il fallait choisir un auteur indien de la deuxième moitié du vingtième siècle pour illustrer le mot modernité, le nom de Subimal Misra (avec celui du grand poète de Mumbai Arun Kolatkar, né en 1932 et mort en 2004, publié aussi par Banyan et que nous avons naguère chroniqué (1) viendrait aussitôt à l’esprit tant sa manière de raconter, ses obsessions, son humour (noir), la crudité de ses descriptions, sa lucidité, son indifférence à notre confort font de lui un cas singulier.
Subimal Misra est né en 1943 et vit toujours à Calcutta. Il a commencé à écrire au milieu des années 60 ; en raison de problèmes de santé, d’une vue défaillante notamment, il a arrêté en 2012. Nouvelliste mais également romancier et essayiste, son engagement se situe sans ambiguïté à gauche. On pourrait même voir en lui l’un des derniers écrivains aux visées authentiquement révolutionnaires. Le cinéma, Eisenstein et Godard surtout, auquel le recueil est dédié, l’a beaucoup influencé. Il reconnaît sa dette envers la littérature française (Sade, Proust, Sartre et Beckett en particulier) mais Dostoïevski, Kafka, Joyce et W. S. Burroughs, avec sa technique du cut-up, semblent également avoir compté. Il n’a jamais recherché le succès, au sens trivial du terme, ni l’adhésion d’un vaste public. Il ne se soucie guère de l’approbation de celui-ci. Il n’hésite pas à le bousculer, à renverser ses idoles, à blasphémer ses croyances. Aussi ses lecteurs restent-ils, en Inde et à Calcutta même, peu nombreux, mais fidèles. Il appartient à cette catégorie d’auteurs (rares dans toutes les acceptions du terme) qui ont généré autour d’eux une aura de mystère et dont les admirateurs forment une sorte de société secrète. Parmi les écrivains bengalis plus jeunes, son ascendant, dit-on, demeure considérable.
Résumer les seize nouvelles du recueil ne présenterait aucun intérêt, d’autant plus que, comme nous l’avons suggéré, l’appellation peut paraître suspecte : trame narrative (pas toujours) plutôt mince ; lois implicites du genre, telles que les a définies par exemple Julio Cortázar (2), subverties ; habitudes des amateurs de short stories dérangées sans vergogne. Nous le ferons pourtant, avec modestie, pour quatre d’entre elles afin (douce ambition du chroniqueur) de susciter l’envie. Si notre but est atteint, on se précipitera, n’en doutons pas, sur ces textes et sur les douze autres.
« Golden Gandhi » (1969, huit pages environ) : « La veuve de Haran Majhi », après la mort de son mari, qui la battait, s’est pendue au bord du Gange. A la même époque, on envoie d’Amérique une statue de Gandhi en or pour remplacer celle qui a été dégradée lors d’une manifestation. Le cadavre de la « veuve de Haran Majhi » semble avoir reçu un étrange don d’ubiquité : il se retrouve exactement là où on ne veut pas le rencontrer, là où sa présence scandalise. Quand on ouvre la caisse où a été placée la statue de Gandhi, à l’aéroport, la « veuve de Haran Majhi » apparaît, en putréfaction et puante, à la consternation générale.
« Nuey et Guey » (1973, dix pages environ) : Deux frères, las de leur misère, décident de devenir escrocs en forçant les cadenas de wagons de marchandises, la nuit. Bien sûr, ils se font prendre. On leur demande d’effectuer la même besogne mais en plein jour, protégés par la police, pour permettre au propriétaire des marchandises volées de toucher la prime d’assurance. Ils en arrivent à entrer au service de politiciens, dont ils effectuent le sale boulot selon la direction du vent. Quand ils refusent d’obéir, on les zigouille.
« Sale temps » (1968, seize pages environ) : Adri apprend que son ex-maîtresse, Ramola, qu’il n’a pas revue depuis longtemps, se marie. Il veut lui offrir un cadeau original et a soudain une idée : un flacon de son propre sang ! Evidemment le médecin qu’il interroge le prend pour un fou et le fiche à la porte. La nouvelle s’achève, comme en apesanteur, en un moment de pure plénitude pour Adri, près d’une gare, tandis que le soleil se couche : où partira Adri – s’il part ?
« L’arbre à argent » (1970, six pages environ) : Deux types abordent un couple de mendiants en leur expliquant qu’il y a à proximité un « arbre à argent ». Il suffit de se placer en dessous pour se remplir les poches. La jeune femme se laisse convaincre : elle crève de faim. Sous l’arbre, les deux types, qui se mettront à poil à leur tour, lui précisent qu’il faut qu’elle se déshabille pour que le prodige se vérifie. On devine comment tout ça se terminera pour elle.
Etc.
Les réductions qui précèdent permettent de se figurer, espérons-le, à quoi ressemble l’univers de Subimal Misra, quels effets ses récits produisent et ce qu’ils contestent, ce qu’ils attaquent. Le puritanisme, l’hypocrisie, la duplicité, la cruauté, la cupidité, la bigoterie, l’orgueil castique des classes moyennes, citadines comme villageoises, et de l’establishment politique, constituent, lors d’un allègre jeu de massacre qui aurait ravi Witold Gombrowicz et Thomas Bernhard, ses cibles favorites. Si on voulait représenter Misra par un dessin, on l’armerait volontiers d’un marteau – ou d’un gourdin avec lequel il frappe sans manquer son coup, un drapeau rouge brandi au bout de l’autre bras. Les pauvres, les marginaux, les faibles, les femmes, dans ses nouvelles lointaines parentes du réalisme magique (on pense, en un tout autre registre, aux Légendes de Khasak d’O. V. Vijayan, le romancier du Kerala, né en 1930 et mort en 2005 ; on pense, pour l’Amérique latine, à Juan Rulfo, à Virgilio Piñera), subissent souffrance sur souffrance, humiliation sur humiliation. Les forts, les riches, les puissants, complaisants, profitent de la situation, ricanent et jouissent en attendant éventuellement de croiser plus malins qu’eux. La « morale » ? Une vague convention dont personne n’a cure, sinon pour prêcher des valeurs qu’on s’empresse de transgresser. Mais la narration, pour notre plaisir, avec son irrégularité, sa sauvage liberté, reste joyeuse comme chez les meilleurs écrivains : seuls les pessimistes, les enragés, les destructeurs sont drôles, en littérature, on le sait. Comme pour Adri, une merveilleuse, apaisante lumière irradie par accident les choses, sans la moindre justification.
Les jurés du Prix Nobel seraient bien avisés de le décerner à Subimal Misra, l’automne prochain : cela lui donnerait l’occasion de le refuser.
Patrick Abraham
(1) Arun Kolatkar, Jejuri (Banyan, 2020) ; lire aussi Kala Ghoda, Poèmes de Bombay (Poésie Gallimard, 2013).
(2) Cf. Julio Cortázar, Quelques aspects du conte, Nouvelles, histoires et autres contes, pages 11-24 (Gallimard Quarto, 2008).
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