L’Europe archéologique, Jean-Paul Demoule (par Didier Smal)
L’Europe archéologique, Jean-Paul Demoule, mai 2021, 400 pages, 8,60 €
Edition: Folio (Gallimard)
Nous sommes à la fin du mois de juin 2021. Comme chaque jour, la lettre d’information du site Sciences et Avenir permet d’assouvir ce péché mignon qu’est la curiosité insatiable et tous azimuts, surtout du côté de l’archéologie en tant qu’elle parle de l’Homme et son histoire. Le lecteur apprend, dans le désordre, en suivant des titres intéressants à ses yeux, qu’une grotte dans les montagnes de l’Altaï aurait abrité des Hommes de Denisova et des Néandertaliens de façon simultanée ; qu’à Copenhague viennent d’être réunis les squelettes de deux guerriers vikings appartenant à la même famille, l’un mort en Angleterre, l’autre au Danemark ; que certaines victimes de la peste durant le Moyen Âge ont été enterrées dans des cimetières ordinaires. La première information résulte de l’extraction d’ADN de sept cents échantillons de sédiments récoltés dans la grotte de Denisova ; la seconde information résulte d’une cartographie de l’ADN des squelettes de l’époque viking (entre le VIIIe et le XIe siècle) ; la troisième information résulte de l’analyse des dents de personnes décédées au XIVe siècle en Angleterre, dans lesquelles ont été retrouvées des traces de Yersinia pestis.
Ce préambule montre que l’archéologie, depuis le XXe siècle, a permis et permet encore d’établir de façon scientifique des faits indubitables, qui peuvent éclairer le passé de l’humanité, remettre en question des croyances, voire bouleverser certaines visions – elles-mêmes souvent au service d’une idéologie ou l’autre. L’histoire, la discipline historique, peut présenter ce défaut d’être une narration, basée sur des documents souvent partiels et partiaux, donc sujette à caution et interprétation, parfois au service d’une idéologie (on y revient) – de cela nous reparlerons prochainement avec l’essai récent de François Hartog, Confrontations avec l’histoire. Pour l’heure, c’est d’archéologie qu’il est question avec la réédition, sous un titre plus amène, de : L’Europe, Un continent redécouvert par l’archéologie. Publié en 2009, cet ouvrage avait pour objet de montrer, de la première vague de « migrants » à nos jours, en deux millions d’années, comment s’est construit, même si sans nulle intention prédéterminée, un destin collectif que l’on peut nommer « Europe ». Cet ouvrage réunit, sous la direction de Jean-Paul Demoule, les contributions de quinze historiens de renom, qui racontent l’Europe à partir de ce que ses sols montrent, à partir de traces concrètes de l’occupation humaine – et c’est une belle histoire.
Au passage, ouvrons une parenthèse pour célébrer, du même Jean-Paul Demoule, un ouvrage qui raconte lui aussi l’Homme et explique notre présent, y compris la domination masculine sur la femme (tout en démontrant que l’âge d’or matriarcal est une construction idéologique sans aucun fondement scientifique), Les Dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire (Fayard, 2017 ; réédition Pluriel, 2019). Ce livre, qui se lit comme le roman de l’Homme avant l’Histoire, d’une clarté totale même pour le néophyte, est à chaudement recommander pour qui veut penser l’Homme loin de tout système. Penser loin de tout système, c’est donc aussi l’objectif des quinze chapitres de L’Europe archéologique, qui, présentés dans l’ordre chronologique qu’ils sont (et agrémentés d’un cahier d’illustrations), racontent l’Europe. Ils la racontent donc par le biais de l’archéologie qui, de discipline auxiliaire de l’histoire, est devenue mise au jour de témoignages sur la vie quotidienne (économie, agriculture, hygiène, etc.) enfouis dans le sol et découverts au fil des nombreux travaux d’aménagement du territoire effectué ces dernières décennies à travers l’Europe. C’est le phénomène des fouilles préventives, qui permettent que le sol fasse l’objet d’une attention précautionneuse avant de subir les pelleteuses – quitte à ce que celles-ci doivent rester éloignées quelques mois ou années – mais entre un nouveau lotissement ou un nouveau segment d’autoroute et une connaissance approfondie de notre passé, la question du choix ne doit même pas se poser.
Ce que montrent ces quinze chapitres, c’est à quel point l’archéologie, dont le champ d’activité ne se cantonne plus aux périodes et peuplades sans écriture mais se rapproche de notre époque (des fouilles récentes montrent ainsi un Moyen Âge différent de celui des documents écrits et autres monuments), interdit toute lecture partisane du passé ou, pire encore, sa réécriture. La Russie peut ainsi proclamer tant qu’elle veut qu’elle n’a rien de scandinave, cela n’empêche en rien que le premier royaume russe aurait été fondé il y a mille ans environ par des vikings, les Varègues. Pour autant, aucune trace d’une velléité quelconque, dans L’Europe archéologique, d’adopter la posture de donneurs de leçons : les quinze auteurs montrent l’état actuel de la recherche archéologique, avec ses révélations parfois surprenantes voire bouleversantes, incitant voire obligeant à reconsidérer notre connaissance du passé. Ils le font avec clarté, dans des chapitres auxquels on pourra juste éventuellement reprocher, mais cela est dû à leur brièveté liée elle-même au projet éditorial global, d’être difficilement accessibles à qui est dépourvu de toute culture historique. Pour autant, tout est mis en œuvre pour faciliter la compréhension et donc l’accessibilité : chaque chapitre s’ouvre ainsi sur une double page mettant en regard une carte relative au point étudié et une synthèse encadrée commentant cette carte – sauf le dernier chapitre, intitulé Une archéologie du monde moderne, destiné à expliquer la nécessité d’une « archéologie historique », complémentaire des nombreux documents, comme pour la Première Guerre mondiale, par exemple. Par ailleurs, en appendice, est proposé un « Tableau synoptique du Paléolithique à l’époque contemporaine ». En bref, si cet ouvrage n’est pas à proprement parler de la vulgarisation, tout y a été mis en œuvre pour éveiller l’intérêt de qui désire en savoir plus sur cette Europe archéologique, et peut éventuellement se référer à la riche bibliographie proposée en fin de volume.
Ces quinze chapitres permettent donc un aperçu global d’une Europe toujours en construction, avec ses mythes démontés et son passé à reconsidérer de façon exacte (ainsi, les « Invasions barbares » deviennent ainsi une réalité ethnique complexe à laquelle l’intitulé « Les Grandes Migrations » convient mieux ; la thèse de Pirenne envisageant une « récession de la culture urbaine antique au nord des Alpes à l’époque de Charlemagne » est mise à mal ; il est recommandé de prendre en considération un « héritage d’une Europe islamique », etc.). Si aucune conclusion n’est proposée, autre que relative à la nécessité de l’archéologie préventive, qui permettra « aux citoyens de l’Europe de continuer à décider de leur mémoire et de leur liberté », L’Europe archéologique incite de façon implicite à (re)penser notre passé, commun et en rapport avec le reste du monde. C’est une autre façon d’inciter à penser notre avenir, à l’époque du Brexit et des dissensions idéologiques qui doucement mais sûrement tendent à déconstruire un esprit européen qui est, ou du moins devrait être pour tous, bien plus qu’une union commerciale : le fruit d’une longue et lente évolution, faite de balancements, de différenciations et de semblances, qui est toujours en cours.
Didier Smal
Jean-Paul Demoule (1947) est un archéologue et préhistorien français.
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