L’Être Urbain, Raymond Bozier
L’Être Urbain, 73 pages, 4,99 €
Ecrivain(s): Raymond Bozier Edition: publie.net
Variations d’une musique cinétique
Dire la ville : être uniforme, immense et dépersonnalisé ? tirer de cette foule d’image et d’objet de quoi l’arracher à la fadeur ? battre l’uniformisation des comportements au fer glacé. Une évocation de l’urbain par la machinerie des mots.
Après son recueil Roseaux, qui portait le sous-titre Appréhension spatiale du contemporain, Raymond Bozier continue son exploration de l’espace quotidien, prolongeant son intérêt poétique urbain et ses décors artificiels.
Choses vues d’une ville en sédimentation
À l’entrée de son recueil, Raymond Bozier opère un glissement de l’être humain à celui d’être urbain. Ainsi entame-t-il une dépersonnalisation de la parole qui s’applique, désormais, à la description de cette ville-fouille (les poèmes sont appelés des « fouilles ») : un lieu fait de débris, peuplé d’hommes-ombres : « les inhabitants », comme un enfer revisité. La ville moderne croule sous un entassement d’objets et d’images énumérés dans le recueil, notamment lors de la « fouille 23 – galerie marchande », qui pourrait être rapprochée de la description des halles du Ventre de Paris : « rouge à lèvres fard mascara cils fonds de teint poudre démaquillant doux pour les yeux Lingettes lait démaquillant visage eau démaquillante masque démaquillant (…) ». Cet entassement de cosmétique évoque une couche géologique que le poète s’applique à fouiller, pour retrouver les traces laissées par tous ces « inhabitants du monde » auxquels Raymond Bozier dédie son livre. Chaque fouille accomplie sur cette ville en sédimentation permet une première récolte d’image et de mots qui débouche sur une refonte musicale des mêmes éléments. Les « fouilles » sont ainsi entrecoupées par des « variations », après la récolte vient la recréation.
Musique des villes
Ce qui frappe d’emblée lors de la lecture de l’ouvrage, c’est son rythme propre, tout en répétitions et variations. Le recueil avance à la manière d’une machinerie : « marche/ ils disent marche/ je marche/ au rythme de leurs pas ». Cet espace sonore se plaque au plus près de la matière urbaine, décrite froidement, répétée, renouvelée. La ville se découvre en des flashs sonores et visuels, issus de la segmentation et de la diversité des choses offertes aux sens. La parole poétique se rapproche ainsi parfois d’un courant de conscience, chaque élément s’en tient à sa stricte énumération : « des portes claquent/ des fenêtres s’ouvrent/ des sirènes hurlent/ des moteurs s’échauffent/ des voitures roulent/ de la musique retentit ».
Cette répétition de l’espace uniformisé finit par rejaillir sur les comportements, et notamment sur le « je » qui se contente de suivre machinalement les directives formulées par une instance indéfinie : « mange/ ils disent mange/ je mange/ ce qu’ils me donnent ». Les inhabitants sont ceux qui ne font plus d’effort sur leur vie, qui se sont abandonnés, se laissent guider, comme les ombres, par un corps universel. Ils répètent les mêmes actes que leurs proches, et se perdent dans la masse des informations : « regarde/ ils diront regarde/ je regarderai les mêmes images/ que mon inconnu voisin ». Plus que des êtres composants une même communauté, les inhabitants s’enferment dans leur individualisme. Raymond Bozier évoque la course à la consommation qui pousse l’individu à la voracité, au profit. Le paysage est peu à peu consommé par ses propres résidents : « dévorée/ la vache/ il ne reste plus/ du paysage/ que quelques gouttelettes/ tombants d’un pack de lait/ et les fruits rouges/ sur l’étal/ de la campagne dévorée ». Si le recueil garde toujours cette distance mécanique, l’impersonnel de la chose décrite, cela ne l’empêche pas de toucher à la violence d’une existence qui « cogne du front contre le mur de la réalité ».
Sous cette musique cinétique se révèle comme la lassitude d’une existence ; l’auteur ne cachant pas sa volonté peut-être « d’aider, plus tard, à dire non à cette forme de vie là ».
La vie spectrale
Mais plus que la volonté de critiquer une routine mise en place par une instance, visant la préservation d’un ordre socio-culturel, la répétition des mots, des images, des actes, pourrait se voir comme la tentative répétée de saisir un monde qui ne cesse de s’échapper, toujours défait par la fréquence de ses effacements. Le poète est, dans ce sens, semblable au photographe qui voudrait prendre plusieurs prises d’un même geste pour capter, peut-être, quelque chose de plus : la sauvegarde d’un espace relatif, en constante fragmentation. Chacun de ces ressassements n’est donc pas exclusivement répétition, il est variation, entrée, prolongation, renouvellement d’un vécu qui, dans sa rumination, se charge d’un caractère fantomatique. L’éclatement du point de vue et des thèmes proposés et la volonté de sauver quelque chose de cette fouille immense des villes semblent, finalement, continuer l’entreprise fondamentale du recueil : un requiem de la vie moderne.
Germain Tramier
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