L'étranger dans l'art (3)
Les nations européennes se vautrent dans l'opulence la plus ostentatoire. Cette opulence européenne est littéralement scandaleuse car elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle s'est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé. Le bien-être et le progrès de l'Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des Nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. Cela nous décidons de ne plus l'oublier.
"Les Damnés de la Terre", Frantz Fanon
Deux dates cadrent étrangement: la mort de Matisse le 3 novembre 1954 et le début de l'insurrection algérienne le 1er novembre 1954. Les poncifs de la "grande nuit orientale", de ses "mystères impénétrables" sapent les traces de l'histoire et la violence de ses rencontres, d'"une nuit sans fin qui met à l'abri" [le sujet] "des réveils de l'histoire". (P. Vaudray) Les arts d'Afrique, d'Asie et d'Océanie, sont exposés dans différents musées, objets éparpillés, privés de leur sens initial, méconnaissables, fragmentaires. Ils survivent comme trophées vêtus de la domination occidentale.
Le multiculturalisme apparaît dès les années 50 dans la proposition picturale, avec, par exemple, A. Katz, né à Brooklyn en 1927, qui peint en 1969 un couple d'adolescents, "Vincent and Tony", de façon quasi identique, dans un style très lisse. L'un est blanc, l'autre noir, et préfigurent une propension à la dépersonnalisation des modèles, substituant les êtres à des numéros ou des signes -ceux de la classe moyenne américaine. H. Télémaque, né en Haïti, né en 1937, dans "Le petit célibataire un peu nègre et assez joyeux" de 1964 emprunte à la figure grotesque de la publicité de "ya-bon-banania" du tirailleur sénégalais. La figure tire la langue, cachée par deux slips, objets de la concupiscence (supposée de la sexualité débridée du "noir-sauvage"). En réalité, Télémaque égrène une mémoire personnelle, réduite à la douleur et aux ténèbres, des secrets enfouis d'une "Mère-Afrique", des cache-sexes vides sur des corps absents, tout en se démarquant d'une peinture naïve exotique. La communauté afro-américaine est aussi rendue visible avec un nouveau cinéma, la "blaxploitation", où les premiers acteurs noirs, (S. Poitiers et H. Belafonte) jouent les héros sans faille sauveurs de blancs, altruistes et dévoués. A l'opposé, semble-t-il, Basquiat, en 1982, renoue avec une ethnicité teintée de nostalgie avec "Bronze", oeuvre traitée sur un grossier morceau de bois. Il brutalise la couleur de peau, la "dé-figure", la stylise, en un graffiti rageur, un tag. Basquiat se réapproprie l'image du "primitif", la dresse comme un conflit au sein du débat ethnocentré. Le brutalisme un peu ironique de Basquiat tranche avec la neutralité apparente de Katz.
En France, dès les années 80, le groupe d'artistes Présence Panchounette, se référant au kitch, installe des objets décoratifs populaires, des figurines et des articles de jardins ouvriers, tels les nains de jardin. Une de leurs sculptures est à noter, semblant tirée d'un tableau de Hopper, nommée "Black design". Il s'agit d'une jeune femme noire court vêtue, assise sur une caisse d'emballage face à une table de verre soutenue par quatre pieds en forme de totems -signes de l'exode africain, de la transplantation forcée et de la solitude ? Chéri Samba, lui, né en 1956 près de Kinshasa, se réclame de la peinture qui s'adresse au peuple. Dans "Après le 11 sept. 2011", des paroles s'inscrivent au-dessus d'un charnier enjambé par un être armé mi-blanc, mi-noir, sous un ciel bleu roi traversé par des engins de guerre. Qu'en est-il du fantasme occidental sur le peuple noir outrageusement diabolisé, déifié aussi, comme porteur de magie, de sorcellerie, d'envoûtement, animalisé car soi-disant proche de la terre, des "instincts" ? Sont circonscrits dans un assemblage poétique les rêves de la diaspora et les événements du ghetto.
Yinka Shonibare, né en 1962, nigérian/londonien, crée des cosmonautes hybrides, à têtes de mouches noires, (rappel de la boule de myrrhe ?), vêtus de textiles africains, en batik, flottant dans l'air; des personnages étêtés en costumes du 18ème siècle, aux étoffes de madras, de wax, qui s'affrontent avec des pistoles. Il emprunte tout autant à Watteau qu'à l'art de la broderie africaine, démembre les silhouettes de statues de cire de musée Grévin.
Notre société contemporaine a-t-elle dépassé cette fiction née du commerce et de la traite d'êtres humains, ou bien continue-t-elle son entreprise coloniale d'une hégémonie blanche contre une diaspora noire de ghettos, réduite au silence? La pierre noire enchâssée d'argent de la Kaa'ba, tombée du paradis, forme antique de la déesse-mère phrygienne de Pessinonte, n'est-elle pas revenue à travers la parole du premier homme noir converti à l'Islam, Bilal Ibn Rabah, de l'ancien royaume éthiopien d'Aksoum ?
Yasmina Mahdi
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