L'étranger dans l'art (2)
« … le père travaille péniblement ce sucre que le Négrillon boit dans la même tasse avec sa riante maîtresse… ces négrillons et négrillonnes, empanachés et parfumés, on les achète… les reçoit en cadeau… Gouverneurs, intendants, grands colons, armateurs en offrent à tous ceux à qui ils veulent témoigner leur gratitude… Ainsi, les épouses des princes, des ministres, bref des grands de ce monde accueillent-elles dans leurs hôtels ces offrandes tropicales, comme de simples particuliers rangent dans leurs placards des citrons confits, quelques formes de sucre et une barrique de grains de café… On aime à les peindre auprès de grandes dames dont ils font ressortir l’éclat et la blancheur… »
L.-S. Mercier
Pendant des siècles, l’on fut persuadé que le beau en art était synonyme de blancheur immaculée. Au nom d’un idéal de noblesse et de pureté, – mouvement instauré à la fin du 18ème siècle –, on refusa la polychromie, jugée triviale. La sensibilité romantique et la naissance du courant orientaliste marquèrent, certes, un pas nouveau vers une reconsidération de différents types humains, mais accompagné d’un pittoresque colonialiste.
Rappelons quelques réalités historiques greffées avec, par exemple, la conquête du Nouveau Monde : la politique anti-judaïque de Louis XIV, la promulgation du Code Noir, stipulant la bâtardise des enfants non catholiques, afin de les dépouiller de leurs biens (et ceux de leurs parents), au profit de l’Etat. Une littérature de colportage injecta l’antisémitisme dans les milieux populaires, et les mariages des esclaves noirs avec des blanches furent formellement interdits, par décret. [P. Pluchon, « Nègres et Juifs au XVIIIè s. »]
Le postulat racial œuvra vers une sorte de « parcage » de stéréotypes, d’anthropologie que pointe la thèse d’E. Saïd, L’Orient créé par l’Occident, où L’orientalisme est un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient. Les « Noirs » deviennent des types (expression de Balzac), dans le grand récit occidental sur l’Orient, des « rêves d’or », des « djinns », chez Hugo, que repère P. Vaudray dans la Décolonisation du tableau. Des femmes orientales, languides, apparaissent tels des butins, des prises de guerre (à distance), possessions réduites à l’objet culturel. Voyons l’admirableBain au sérail de Chassériau, où une jeune femme, tel un diamant noir, ouvre théâtralement la scène de l’intimité du bain maure. Vers 1824, Delacroix peint Aspasie, œuvre restée secrète jusqu’à sa mort ; énigmatique, la jeune femme dénude un sein, sort et se fond dans la pénombre. Le 14 juin 1830, l’armée française débarque dans la baie de Sidi Féruch. La mise à sac de la Casbah d’Alger, le viol de l’intimité des Femmes d’Alger et du Hammam de Gérôme sont des exactions refoulées derrière les parures et l’orientalisme de pacotille, véhiculant des images sous influence. Des bustes de bronze, patinés et dorés, sculptés par Cordier, rivalisent de splendeur avec les canons gréco-romains. Ces statues, si somptueuses soient-elles, ne portent qu’une appartenance ethnique, Nègre du Soudan,Capresse des colonies, Arabe d’El-Aghouat… Le modèle reste inconnu, bien que Cordier veuille « élargir le cercle de la beauté ». [Voir J. Coignard, Connaissance des Arts].
Parmi les artistes américains de tradition européenne, en 1778, Copley, s’inspirant d’un fait réel, avecWatson and the Shark campe l’exotisme américain. Le personnage central et héroïque est un bel homme noir lançant une corde pour sauver un jeune blanc des dents d’un requin. Par contraste malheureux, en 1857, Caleb Bingham, dans une scène célèbre au bord du Missouri, Jolly Flatboatmen, dresse la silhouette de profil, un peu voûtée, du seul homme noir du groupe de marins, vêtu de haillons ! Matisse, quant à lui, en 1908, ouvre le siècle avec son nu noir et or, magnifiant d’une façon simple le corps noir, le traitant comme un paysage d’automne. Parallèlement, en 1909, Bellows brosse à égalité deux boxeurs, un noir et un blanc, tendus et modelés en forme de cœur, en une sorte de perte de sens immédiat. Ce qui n’empêchera nullement au code Hays son interdiction stricte de mettre en scène des relations sexuelles entre Noir(es) et Blanc(hes) jusqu’en 1967, dans ce nouvel art visuel qu’est le cinéma.
Yasmina Mahdi
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