L'étranger dans l'art (1)
Dans la salle à manger tendue de noir, ouverte sur le jardin de sa maison subitement transformée, montrant ses allées poudrées de charbon, son petit bassin maintenant bordé d’une margelle de basalte et rempli d’encre et ses massifs tout disposés de cyprès et de pins, le dîner avait été apporté sur une nappe noire, garnie de corbeilles de violettes et de scabieuses, éclairée par des candélabres où brûlaient des flammes vertes et par des chandeliers où flambaient des cierges.
Tandis qu’un orchestre dissimulé jouait des marches funèbres, les convives avaient été servis par des négresses nues, avec des mules et des bas en toile d’argent, semée de larmes.
Huysmans, A rebours
Dès le 16ème siècle, les artistes européens ont souvent représenté des figures d’africains selon une forme et des attitudes spécifiques, dans certaines œuvres à caractère religieux, voire les admirables Adoration des Mages où les peintres Dürer et Altdorfer reprennent des scènes conformes aux grands textes de l’Evangile.
Cela semble cruel et paradoxal, car ces africains noirs, magnifiés et chamarrés dans les tableaux, contrastent terriblement avec la mise en esclavage des peuples de l’Afrique. Porteur de la précieuse myrrhe pour l’Adoration, le mage Balthazar prend les traits d’un roi noir, ce qui illustre peut-être la christianisation de l’Afrique. Dürer lui-même a le visage tourné vers le bel africain et dans l’œuvre d’Altdorfer, sous un ciel crépusculaire, fantastique, le mage noir, rouge et or, est le seul personnage debout face au Christ. Traités comme objets picturaux, parfois repris de la littérature, les noirs servent à la fois de faire-valoir et de sujets exotiques. D’ailleurs, rien ne spécifie leur appartenance à une nation quelconque, seule la couleur les désigne comme autres – sujets/objets rapportés, étrangement absents, altiers et beaux, vêtus de parures de la Renaissance.
Au 18ème siècle, à l’instar des récits de voyages, derrière les anecdotes de petits-bourgeois, se profile l’exploitation de l’homme blanc et du commerce triangulaire, la « raison » aidant ainsi que « l’éducation » comme secours moraux. A ce sujet, citons les mémoires de Fortune des Isles, dansLettres et souvenirs de l’Isle de France (recueillis par Béatrice de Bois-Sanger), où l’héroïne Rose du Sel arrive à Madagascar, et malgré ses critiques acerbes et racistes, « elle les trouve quand même beaux » [les noirs], « et les enfants (…) éveillés plus tôt ». En 1712/1718, Watteau peint ses Têtes de nègres, souriantes et comme prises sur le vif. Dans l’un de ses tableaux, un mystérieux bel enfant africain, en pourpoint vert à rayures, placé au centre, attire l’œil. Entouré de nuances roses et blanches, il semble entraîner la ronde factice des prétentions des Coquettes. L’enfant noir est déjà représenté dans Les charmes de la vie, comme un ornement délicat, remuant le vin dans une bassine en cuivre, dans une fête galante, mais assis à même le sol, à côté d’un chien se grattant ; métaphore de Bacchus ? Cela illustre-t-il le préjugé raciste de Rose du Sel, pour laquelle « l’esclavage a existé de tout temps, même dans les nations les plus policées » ? Cependant, l’histoire va, et se forme déjà la « créolisation » de la société, en dépit de l’esclavage, avec, par exemple, les « maîtresses » noires des gouverneurs blancs.
Au 19ème siècle, picturalement, les hommes sont montrés dans des rôles mineurs, esclaves, serviteurs de riches possédants, jusqu’à illustrer des thèmes libertins, où l’homme exhibe la nudité féminine. Le « noir-marron » est un prétexte chromatique pour rehausser la blancheur et la rotondité des chairs destinées à exciter les sens d’un spectateur masculin, (déjà initié). Regardons l’Olympia de Manet, œuvre réputée « naissance de la modernité », tableau jugé à l’époque « le plus scandaleux des nus féminins » : une prostituée (à la place et en hommage à la Vénus du Titien) et sa servante – ou deux courtisanes. Une jeune femme noire, habillée, vêtue de rose, les cheveux coiffés – allusion à l’antique noblesse africaine –, semble déverser un bouquet floral sur le corps nu d’une femme blanche aux traits assez grossiers, aux membres courts. Le vert fait décor derrière la jeune mulâtre, avec sa complémentaire, le rouge, derrière la jeune prostituée offerte aux regards, sur son lit défait. Olympia(Victoire Meurent) demeure-t-elle l’éternelle prérogative de la femme blanche nommée, sur la femme noire, par contraste avec l’anonymat de la jeune créole ? N’y verrait-on pas l’abominable injustice des possédants ? Mais la question reste ouverte car Manet, comme artiste, engage une réflexion.
Yasmina Mahdi
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