L’éthique de la papaye - Nouvelle d’actualité (par Laurent LD Bonnet)
Je ne sais à quoi peut servir un auteur par temps de guerre. Mais ce dont je suis certain, c’est qu’il peut, par exemple, se sentir légitime à « l’ouvrir », si dans son parcours un « quelque chose de ses rencontres », l’expérience « d’un ou une autre » dans un « ailleurs et autrement », peut être versée à la compréhension, à la progression commune des choses. Il y a quelques jours, dans une réflexion sur « l’Après », je posais des questions, parce que je ne savais rien faire d’autre qu’interroger le réel. Aujourd’hui, je raconte une des réalités qui servit, bien qu’elle ne soit pas relatée dans le roman, à l’écriture de Salone. La métaphore et le symbole sont un des axes forts de la fiction. Ils nous permettent de sortir du cadre et d’observer notre réalité sous un autre angle. Cette histoire est donc, comme on dit, « fondée sur des faits réels » ; elle peut apporter un éclairage parmi d’autres, au tragique débat qui fracture le milieu médical et le milieu politique ; et qui, en réalité, s’avère un conflit éthique. Je l’ai écrite parce qu’elle illustre les raisons d’agir des hommes et femmes de médecine. Elle ne présume en rien d’un « avoir raison » ou « avoir tort » dans cette affaire.
Le contexte
Sierra Leone 1999. Le pays a été ravagé par une guerre importée du Libéria. Elle ne fut ni civile ni tribale, elle fut autre : complexe. On voulut croire que Salone racontait une histoire africaine ou une histoire de guerre, il fallait classer l’objet. Mais il n’en était rien. Salone raconte l’histoire du délitement d’une société, d’une nation structurée, d’élite dépassée par les évènements.
À cette époque, les rebelles envahirent Freetown, puis en furent chassés. On coupa des mains par milliers. La population fut terrorisée. Sur place, les ONG répartissaient comme elles pouvaient leurs ressources, dans des hôpitaux de campagne ou des hôtels désaffectés. L’un d’entre eux fut un temps transformé en centre de réhabilitation pour enfants-soldats. Bien sûr on y soigna aussi des villageois en fuite, des femmes violées au fil des routes, des enfants mutilés… On soigna. Ce fut-là, une première injonction : infirmiers, médecins, aides-soignants se plièrent à cet impératif : soigner, soigner, soigner. Une des urgences les plus courantes consistait à intervenir sur des plaies ulcéreuses et nécrosées. Certains arrivaient avec sur leur jambe des vers qui mangeaient la chair nécrosée de la blessure, parce que c’était aussi un soin. L’autorité médicale de chaque district, en Sierra Leone, était représentée par un « Dispenser ».
L’histoire
À quelques miles de la Freetown, un homme de 28 ans occupait ce poste ; nous l’appellerons Julius. Il n’était pas médecin, mais son grade de Dispenser nécessitait de suivre un sérieux cursus d’études médicales en Angleterre. Dans sa corporation, certains parmi les plus âgés, avaient laissé s’émousser l’arrogance de leur jeunesse ; soigner en brousse érode les plus solides certitudes académiques. Lui Julius, revenu d’Angleterre un an plus tôt, acceptait l’enfer qui régnait sur son pays comme une épreuve, la menant avec toute la rectitude et le professionnalisme qu’il savait mobiliser. Il avait été formé pour ça. Il connaissait les protocoles et les appliquait. Courageux, dévoué, apprécié, il menait sa barque.
Un jour, les antibiotiques, les pansements, les désinfectants vinrent à se raréfier puis à manquer. On en recevait encore, mais de manière sporadique. Alors on espaça les soins. Les surinfections se multiplièrent. On mourut. Plus. Beaucoup plus. Julius se démenait jour et nuit pour répartir la charge de travail de ses soignants ; il affrontait les barrages militaires pour transporter vingt pauvres pansements ici, là trente comprimés d’antibiotiques ; il risquait à chaque fois sa vie et s’épuisait. A cette époque, en Sierra Leone, on se déplaçait comme on pouvait, l’essence était rare, les embuscades probables, les abus de militaires eux-mêmes étaient à craindre.
Le médecin d’une ONG anglaise – nous l’appellerons Mike Briddle –, en route vers Freetown pour rejoindre le compoud de la Croix rouge, fut refoulé à un barrage militaire, fit demi-tour et vint demander à être hébergé dans l’ancien hôtel dont Julius avait fait son quartier général. On était en milieu d’après-midi en mai. Les premiers signes de la saison des pluies apparaissaient, de lourdes nuées rampaient sur les collines et la mer. Julius reçut l’homme entre deux soins, devant la porte d’entrée d’un vaste bungalow.
– Mike Briddle, c’est ça ? Le Mike Briddle ?
Julius observait à la dérobée la dégaine du vieux bonhomme ; il acquiesçait tranquillement en hochant de la tête.
– On vient de me dire que vous demandez à dormir ici.
– Juste cette nuit. Demain ce sera une autre équipe, au barrage, j’essaierai de passer à nouveau.
Julius se donna le temps de réfléchir en s’essuyant les mains sur un chiffon taché de longues traînées brunes. « C’était ça le vieux Briddle ? pensait-il, bah ! Après tout, ça me fera de la compagnie ce soir, on pourra discuter. Il doit en avoir des choses à raconter ce gars-là ».
– D’accord ; je vous filerai le hamac sur la terrasse. C’est tout ce que j’ai.
– Ça ira très bien, je vous remercie.
– Je vous laisse y aller, j’ai du travail, répondit Julius en s’apprêtant à disparaître à l’intérieur.
– Attendez !
– Oui ?
– Un coup de main ? J’ai du temps.
Julius hésita : de l’aide pensait-il, bien sûr oui. Mais laquelle ? Briddle ou pas, ce gars aux cheveux gras, campé là dans sa tenue de brousse, semblait sorti tout droit d’un mauvais film d’aventures ; de plus, les médecins anglais, ils les avaient fréquentés ! Eux et leur condescendance pour le p’tit gars qui débarque de l’ex-colonie pour se former.
– D’accord, mais je vous avertis, ce lieu est sous ma responsabilité.
– Pas de problème, bien sûr…
Il ne fallut à Mike que quelques secondes pour comprendre : l’odeur d’abord, puis les pansements trop sales, les visages fiévreux ; il y avait là dans la pénombre, une dizaine d’hommes assez âgés, allongés sur des bouts de matelas ou des tas de tissus mal rassemblés.
Julius murmura :
– On fait avec les moyens du bord. On n’a presque plus rien, vous comprenez ?
– Oui, oui bien sûr.
– Voilà, celui-là, dit-il en désignant l’homme allongé près de la porte, le pansement sur sa cuisse est à refaire ! Les produits et les compresses sont là-bas sur la table. Faites attention ! Il en reste très peu.
– Elle date d’au moins trois jours, commenta Mike qui s’était approché du malade et inspectait la compresse sale.
– C’est ce que je vous dis ! On n’a pas le choix. Plus rien n’arrive depuis une semaine. Bon ! je vous laisse, je passe dans le bungalow à côté. Retrouvez-moi là-bas quand vous aurez terminé. Merci !
Ils travaillèrent en fait chacun de leur côté, par souci d’efficacité, puis se rejoignirent à la nuit tombée, sur la terrasse du bungalow qu’occupait Julius, un peu à l’écart des autres bâtiments. Peu à manger : un reste de corned-beef, des galettes de manioc, une bière chaude, tout ça rassemblé sous la lueur d’une bougie fixée au milieu d’un cul-de-bouteille en plastique. Ils parlèrent de la guerre et du passé de Mike. Ça se faisait par bribes de souvenirs, à coups d’évocations douloureuses, parfois drôles, comme celles de ce gars, nu comme un ver, qui au petit matin la semaine passée, du côté de Bo, avait surgi du bush en criant qu’une bande de kamajors (1) lui avait tout pris. Bien sûr il n’aurait pas fallu en rire, mais c’était venu comme ça, et c’était bon de lâcher un peu de joie dans l’air.
« Bon, faut que j’aille dormir, maintenant », dit Julius en ramassant la boite de conserve et les fourchettes.
– Julius, juste une minute ! Je voudrais vous dire quelque chose.
L’autre hésita ; et sur un ton las :
– Quoi ? – puis il se rassit – allez-y je vous écoute. Pas trop long s’il vous plaît, ajouta-t-il en soupirant comme déjà affecté d’avoir à argumenter, s’expliquer, peut-être se justifier.
Mike se racla la gorge. Il avait plusieurs fois affronté ce genre de situation : guerre des Mau Mau au Kenya, celle « du bush » en Rhodésie et d’autres, d’ex-colonie en ex-colonie ; ses quarante années de médecine en milieu tropical lui avaient asséché l’âme ; mais elles avaient renforcé aussi sa maîtrise du métier, l’avaient étayé de ce genre de pragmatisme rude, sans compromis, qui s’impose quand tout vient à manquer. Mike Briddle était connu de toutes les ONG. Pas un secrétaire, à Londres, n’oubliait avant de proposer une mission à quelqu’un de plus jeune, de s’enquérir de la dispo « du vieux ». Briddle était le Joker des missions difficiles. On disait de lui qu’il pouvait même, sans antibiotiques, sauver une jambe de la gangrène.
Julius attendait. Il avait entendu parler de tout ça. Bien sûr, c’était des légendes. Il avait vu Briddle travailler tout l’après-midi : concentré, calme, il avait fait le job ! Bien. Comme tout le monde. Et ça n’avait rien de miraculeux.
– Julius, je pars demain, alors ce que je vais vous dire, vous en ferez ce que vous voudrez. J’ai observé tous ces gars, ces femmes, leurs gamins… Vu l’état de leurs blessures, et le peu de produits qui reste, vous n’allez pas en sauver deux sur dix.
– Vous croyez que je l’ignore ?
– Attendez ! Laissez-moi vous expliquer : j’ai connu ce genre de situation. Et vous avez une chance de vous en sortir. C’est une méthode que j’ai utilisée, elle fonctionne, mais ça n’a rien d’officiel…
– C’est-à-dire ?
– Derrière vous ! Mike désignait un plateau ou étaient rassemblés trois gros fruits verts un peu oblongs. Julius se retourna brièvement.
– Quoi ? Ces papayes vous voulez dire ? Bah ! Mais qu’est-ce vous racontez ?
– Julius, je vous assure que ça marche. Il faut appliquer le cataplasme avec la bonne méthode, mais ça marche !
– Mais ça va pas ? Même les dju-dju man ne m’ont jamais parlé de ça ! Bah ! ous kind bush mérécin nar this ? C’est quoi cette médecine de brousse ?
Et il se leva brusquement pour disparaître dans la cuisine où il s’affaira longuement à une vaisselle très sommaire. Lorsqu’il revint, Mike rangeait un stylo dans sa poche poitrine et tendait un papier :
– Voici, je vous ai indiqué la procédure. Vous ferez ce que vous voulez. Moi je vous dis que ce fruit, surtout quand il est très mûr, libère une substance active qui nettoie les chairs infectées. Il faut compter trois à quatre jours. Vous ne disposez que d’une seule chance et c’est demain, parce que j’ai compté à peu près le nombre de compresses qui vous reste. Soit vous les économisez comme vous faites, c’est le bon protocole, et la plupart de ces gens vont mourir dans les dix jours. Soit vous épuisez le stock dont vous disposez en une seule fois, pour ce cataplasme à la papaye, sous cellophane, scotch, tout ce que vous trouverez d’étanche pour le protéger et qu’il tienne. Et dans quatre jours, tout est fini, vous en aurez sauvé les trois quarts ! Les autres c’est qu’ils sont déjà trop atteints par l’infection. Voilà, Julius…
Julius accepta le papier en murmurant un bref « Merci on verra », puis rejoignit sa chambre. Mike s’installa dans le hamac, rabattit la moustiquaire et s’endormit rapidement. Une heure plus tard, une brise descendit des monts et imprima à la toile un léger mouvement de bascule. Réveillé, Mike Briddle regardait le ciel. C’était sans doute sa dernière mission ; et il se demandait s’il aurait assez de place pour fixer son propre hamac sur la terrasse du deux pièces à New Heaven. Un bruit attira son attention, il tourna la tête et aperçut un homme qui franchissait les deux marches du perron ; Julius s’avançait vers lui. Ils se mirent à parler à voix basse et Mike Briddle put saisir une bribe de phrase apportée par le vent : « Bo duya you go manage find some popo them… rape – rape one » – débrouille-toi pour trouver rapidement plein des papayes bien mûres, et vite !
Laurent LD Bonnet
(1) Bandes de chasseurs réorganisés en milices.
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