L’esclave libre, Robert Penn Warren (par Léon-Marc Levy)
L’esclave libre (Band of Angels, 1955), trad. américain, Jean-Gérard Chauffeteau, G. Vivier
Ecrivain(s): Robert Penn Warren Edition: LibrettoA mille lieues des grands flots romantiques de Autant en emporte le vent, L’esclave libre en est néanmoins le pendant, l’autre versant. Une jeune femme en est la narratrice et le roman traverse l’immense bouleversement qui marqua l’histoire américaine, de la fin des années 1850 à la fin des années 1860, la guerre de Sécession. On a souvent comparé ces deux ouvrages, on a même dit que le roman de Margaret Mitchell a « fait de l’ombre » à celui de Penn Warren. Et pourtant – hors la période historique – rien ou presque ne les rapproche. Et à y regarder de près, même la période historique diffère. L’esclave libre se passe essentiellement dans l’immédiat après-guerre, surtout de 1866 à 1870, et ce focus légèrement décalé change tout. Nous ne sommes plus dans une Amérique ravagée par une guerre fratricide mais dans un pays qui – en plein traumatisme – ne parvient pas à se remettre debout, laminé par la haine, la rancœur, les nouvelles ambitions de politiciens douteux plus préoccupés de carrière et de profit personnel que de bien commun. Une Amérique en quête d’une identité perdue, d’une unité qui semble compromise à jamais. Pour le Sud et ses Blancs, c’est le début d’une méfiance structurelle à l’égard des Yankees, image pour eux du pouvoir honni, de l’affairisme et de la corruption. Il est étonnant et pourtant constant de constater que ceux qui, pendant des siècles, ont tenu en esclavage des millions d’hommes occupent une position morale dans leur critique de leurs pendants nordistes.
C’est dans cet entre-deux mouvant – le Bien et le Mal qui s’enchevêtrent – que tout le roman de Penn Warren se situe. Oublié le manichéisme d’Autant en emporte le vent : rien n’est pur, tout est mêlé, tout acte de bonté est entaché d’intentions, ou d’effets, contraires, l’exemple-type étant le bon maître planteur, attentif à ses esclaves et leur bien-être, qui développe ainsi un paternalisme dont l’objet suprême est – malgré lui – une forme particulièrement sophistiquée de pouvoir et de domination. Que veut vraiment « le bon maître » si ce n’est une optimisation du rendement de ses esclaves ? Robert Penn Warren ne cesse de questionner les frontières du Bien et du Mal, aucun personnage du roman n’est un héros positif, pas même l’héroïne, l’esclave libre, dont l’histoire est l’ossature narrative du livre.
Dès les premières pages, la porosité du bien et du mal jaillit comme le manifeste du roman. Amantha Starr dite Manty, la petite fille choyée d’un planteur, est particulièrement dorlotée par un vieil esclave domestique, Shaddy, très privilégié parmi ses semblables et, en quelque sorte, « de la famille ». Manty l’adore, il adore Manty, on est dans l’idylle traditionnelle de l’esclave au grand cœur et de l’enfant de la famille. Oui mais. La petite qui saute sur les genoux, la main du vieux bonhomme qui caresse trop la peau de l’enfant, la perversité se glisse dans le tableau et subvertit le regard du lecteur, fait basculer l’image dans le mal.
Rien, ni personne n’échappe à ce basculement dans l’obscurité. Manty fera brutalement ce chemin d’une manière stupéfiante, qui constitue la rupture narrative de ce roman. C’est alors une perte absolue d’identité qui va assaillir l’héroïne. Ce sont d’ailleurs les premiers mots du roman : « oh, qui suis-je ? ». Dès lors la quête de Manty sera, dans un même projet, celle de la liberté et celle de l’identité, la quête d’un moi dont elle est violemment dépossédée et qu’il lui faut reconstruire dans le flot furieux de l’histoire américaine et qu’elle y inscrit volontiers, comme un élément de cette histoire.
« Oh, ne sommes-nous donc rien de plus que les événements qui forment notre propre histoire ? Des perles enfilées côte à côte sur un fil ou des petits nœuds de crainte, d’espérance, d’amour, de terreur, de désir, de désespoir, de besoins, de calculs, de sang et de rêve ? Non, je m’exprime mal. Dans cette comparaison, qu’est le fil sinon le moi, ce dont il est justement si difficile de connaître l’existence ? ».
Cette quête avide est le fil conducteur du roman. A travers événements, rencontres, scènes du grand Sud, Manty va construire contre vents et marées une personnalité nouvelle, avec et contre Hamish Bond, cet homme étrange qui va, à sa manière, l’aider à aller vers son accomplissement. Cet homme dont on lui dit :
Mais il est bon, et vous avez de la chance. Pourtant, sa bonté est bizarre. Elle ne ressemble pas à la bonté qu’ont les gens d’habitude, car cette bonté-là, on peut la comprendre. Sa bonté à lui… – Elle hésita, réfléchit : sa bonté ressemble plutôt à une grave maladie. Il est bon comme on est malade.
Période tumultueuse où l’essentiel se joue pour Manty à l’intérieur, alors que l’histoire s’emballe à l’extérieur. C’est un questionnement brutal, qui emporte, car il ne se contente pas de poser la question de l’identité psychique mais aussi et surtout celle de l’identité biologique. La quête de Manty a pour aboutissant le sang que ses veines charrient et qu’elle doit accepter pour se trouver.
« Je me vis telle que j’étais avec cette souillure, ce sang noir qui bouillonnait dans mes veines. Oui, je vis vraiment un sombre flot courir dans toutes mes veines, dans toutes mes artères. Non, une goutte d’un liquide brun qui se diluait lentement dans un verre d’eau claire… ».
Ainsi, chaque homme rencontré sur le chemin de Manty, sera, par sa volonté, un jalon sur le chemin de l’émancipation, de la véritable naissance d’une femme marquée par le destin et qui apprend à s’en défaire. Penn Warren inverse peu à peu les rôles et la faible femme possédée, transformée en marchandise, est transfigurée. Sa liberté ne tient pas seulement à son statut mais surtout à la marche qui la mène dans sa quête d’identité. La grandeur n’est pas dans la victoire mais dans le combat, même si c’est un combat douteux.
[…] aucun combat n’est le bon, mais que mieux vaut encore se battre, fût-ce en pure perte, que de pactiser avec la vertueuse tiédeur du troupeau.
Aux lumières vives d’Autant en emporte le vent, Penn Warren répond en un tableau dans la pénombre, un tableau où lumières et ombres se disputent l’espace, les cœurs, les esprits. Un roman où les frontières se dessinent au gré des événements, des lâchetés et des moments d’héroïsme. Et, comme un clin d’œil malicieux à son illustre prédécesseur, Robert Penn Warren glisse Je l’avais lâché dans le vent et le vent l’avait emporté vers la prairie.
Léon-Marc Levy
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