L’Epine blanche, Jacques Moulin (par Nathalie de Courson)
L’Epine blanche, septembre 2018, lecture de Michaël Glück, dessins de Géraldine Trubert, 111 pages, 20 €
Ecrivain(s): Jacques Moulin Edition: L'Atelier Contemporain
« L’épine blanche » (spina alba), autre nom de l’aubépine, c’est d’abord la plante qui représente la mère à laquelle le livre est consacré, mère morte également nommée tout au long du livre par une lettre D pour Denise, première lettre aussi des mots « décès » et « deuil ».
L’aubépine buissonnante ou épineuse. L’arbrisseau qui s’élève à tiges rameuses. D est seule à sa fenêtre face à la mer – sa prairie permanente. Spina alba. D la Blanche. La dame d’albâtre en ses falaises (p.75-76).
La mère « d’albâtre » aux cheveux blancs, les falaises crayeuses de Normandie, et en écho lointain les « pays calcaires sans littoral », région du Jura où son fils unique a élu domicile, enveloppent le texte dans un blanc sépulcral que mettent en valeur la couverture des belles éditions de L’Atelier contemporain et les paysages en gris-bleu et blanc des sobres dessins de Géraldine Trubert.
Deuil discipline d’écriture et devoir de notation. Le fils veut noter. Consigner l’essentiel avec des stop télégraphiques (p.14).
Le texte se composera donc du carnet de deuil en prose puis en petites pièces de vers. Ces éléments sont séparés par d’autres proses et des poèmes en vers libres d’une à deux pages, dont les phrases sont souvent nominales, « télégraphiques », et où remontent les souvenirs des attitudes et des paroles de la mère, du père éprouvé par la guerre et tôt disparu, de la difficile reconstruction de la ville de H (Le Havre) où vivait la famille, et de bribes biographiques plus récentes contenant des aperçus d’hôpital et de cimetière havrais.
Jacques Moulin varie les approches rythmiques et syntaxiques de son objet, avec une prédilection dès l’ouverture pour les iambes, les assonances et les vers blancs qui donnent au texte son climat musical :
D’épine blanche devant la Manche. L’arbrisseau D qui a cédé. Friche ou taillis (p.11).
Le domaine sonore du fils qui se désigne souvent par un « il » ou par un « on » (c’est-à-dire un « je » mis en retrait), est plutôt composé du son [ok]. La mère appelle le fils « Jaboc », nom qui résonne avec d’autres éléments :
La toque du grand-père découpant un faisan. La grève en rocs. Choque l’écoute quand vient le phare (p.12).
Malgré cette base mélodique et rythmique donnée dans les premières pages, le lecteur s’aperçoit vite que le poète, loin de chanter comme dans ses œuvres précédentes des plantes, des oiseaux ou des cargos, est absorbé par leur absence. Les coques des noix sont vides, les « marrons se feront sans elle », les fleurs se réduisent aux bruyères des cimetières. Aux portiques du port de H se substitue une chambre d’hôpital avec « un lit comme une infrastructure de port face à la mer » (p.47). La comparaison œuvre dans les deux sens, car « le port est une clinique couchant ses fardeaux par le moyen des grues sur des quais allongés » (p.48). Le mois de « Messidor », cette année-là, évoque la moisson de la mort et les sons entrent morbidement en discordance : « Après le oc de Jaboc c’est le or de sa mort » (p.68). Quelques pages avant, la langue du fils était déjà mortellement menacée par une hallucination auditive :
Il a perdu sa langue maternelle. Confusion et incohérence. Les mots tuent le sens. Au lieu de « succession » il entend « au suivant ». Son doigt sur la morte c’est son propre corps qu’on relève. La relève du mort par le mourant suivant (p.34).
Le poète insiste aussi sur la nécessité qu’a le descendant de trier les objets pour vider peu à peu la maison maternelle, et Jaboc est à certains moments happé par ce vide :
Il vide sa mère il vide son ventre sa mère se vide (…) Il ne prend rien. Ni lui ni elle en conteneur. On ne contient rien. On vide on vide. On enterre tout jusqu’à demain (p.58).
Peu à peu, s’installe toutefois chez le fils – qui fugacement emploie un pronom de première personne – la décision de « me suspendre à ton vide » (p.82) en retournant à la ville de H, cadre des vingt dernières pages du livre, ville meurtrie par les bombardements et dont la mère disait : « Ça va finir par se reconstruire ». En retournant sur les lieux, il retrouve des souvenirs anciens de sa mère dont les moments de joie se communiquent à lui avec de nouvelles associations sonores autour de la lettre D :
D « fille de dieu ». Dionysiaque un peu quand la vigne s’ouvrait à elle. Champagne malgré tout. D danse. Une chorégraphie d’opérette menue et joyeuse (p.85).
La nature revient après ces évocations : « Rouleaux de ronces » qui « travaillent quand/même leur petite vie sous palissade » (p.92).
Puis, avec l’aubépine nouvelle, « voûtée par les vents du large », c’est la « parousie » de Denise, résurrection marquée dans la langue par le diminutif enfantin et joyeux « Denisette », rimant avec « Aucassin et Nicolette » et avec « mamelettes », ses petits tétins dont elle était fière :
Tétins en calice rouge-vif épineux. Epines en braises et fleurs amères. Pas pour le fils qui en a pris plus qu’il n’en faut en gros bébé qu’il a été (p.95).
Ce retour des fleurs, de la couleur, d’une mère nourricière et d’un univers enfantin est immédiatement suivi de l’ouverture d’un espace marin vivifiant associé à la mère « à jamais porteuse d’embruns ». Les dernières pages marquent, avec la signature de la vente de l’appartement maternel, le retour des porte-conteneurs qui « ouvrent le large » pendant que « fusent les étourneaux ».
Quand tu aimes il faut laisser partir
Laisse ta mère franchir l’horizon marin (p.38).
Une mère à qui Jacques Moulin, suspendu à son vide, donne voix poétique avec rigueur et sincérité dans le « porte-conteneurs » de son livre.
Nathalie de Courson
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