L’envers du temps, Wallace Stegner
L’envers du temps, septembre 2017, trad. américain Éric Chédaille, 368 pages, 23,20 €
Ecrivain(s): Wallace Stegner Edition: Gallmeister
Comme l’indique le titre, L’envers du temps (Recapitulation en américain), de Wallace Stegner, ce roman commence par un voyage à rebours, imprévu, vers Salt Lake City. Les premières pages dressent le portrait d’une ville et de son peuplement et tournent comme « les bobines non montées du film embrouillé de sa vie ». Le tâtonnement de la mémoire autour de lieux jadis familiers provoque un télescopage entre les visions idéalisées et les transformations parfois inutilement coûteuses des bâtiments, les changements survenus – sorte d’embaumement artificiel de la ville. Ainsi, les cadavres en bière ont remplacé la « belle bande de puritains bohèmes » et « la jeune Holly au portrait doré ». Une nostalgie un peu caustique fait dire à l’écrivain que les événements les plus fous, comme les plus banals, se résument en fait après-coup par récapitulation. « Embellissement et rénovation du centre » de Salt Lake City remplacent les magasins vieillots et les activités de la jeunesse du protagoniste, à la façon du thanatopracteur McBride qui rend « pimpants les défunts ».
Le temps est donc le sujet essentiel qui travaille en profondeur Bruce Mason, le héros du livre, sous l’empire de « déluges de sensations » et « d’émotions oubliées », dans ce coin d’Amérique illuminé par la présence de « l’ange Moroni au sommet du clocheton ». Certaines comparaisons, certes triviales mais justes, constituent les rites principaux des Américains, par exemple à propos de modes de vie plutôt conformistes, résumés ainsi : « Un visage souriant, un feu de cheminée, une pièce confortable, un petit nid blotti là où s’épanouissent les roses. Rien que Molly et moi, plus bébé égalent trois » ; propagande du Home, Sweet Home de l’Utah. L’homme lettré et fin revit bien des déboires, notamment « en cours d’éducation physique » de la part de « mastodonte d’athlète arriéré ». Mais déjà les mots protègent le garçon délicat « comme un bouclier ». Le temps s’étire infiniment, ce qui permet à Wallace Stegner d’ouvrir un champ très ample du registre des passions et d’en décrypter les états psychiques.
La confrontation au père, intransigeant et borné, puis à la mère, plus compassionnelle mais plus puritaine, est magnifique. Tout est regard, et voir permet à Bruce de « se rappeler à quel point (…) sa mère (…) était brimée ». Le monde s’érige par les yeux d’un garçonnet, et nous découvrons un univers singulier, menacé, à l’intérieur d’une maison située « le long du canal de décharge ». Le lecteur est empreint d’odeurs, de saveurs, de mémoire olfactive de stands modestes de fêtes foraines, de sons de chansons des Années folles jouées par des « musiciens en pantalon beurre frais, veston bleu et canotier» et de danse de Charleston. Il y a bien sûr la spécificité d’un groupe appartenant à l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours qui confère au roman une très grande originalité, témoignage qui éloigne les idées reçues et les préjugés à l’encontre du mormonisme. L’on retrouve des similitudes poignantes entre L’envers du temps et Black Boy de Richard Wright, ne serait-ce qu’au vu de la période historique et de l’ostracisme subi par des groupes minoritaires – ici, les Mormons, le massacre de Haun’s Mill et leur exode forcé dans le désert de l’Utah. Ainsi, dans les deux livres, les garçons, Richard et Bruce, également sensibles et chétifs, travaillent trop dur, s’adonnent à la lecture et au rêve, à la recherche de la connaissance, restent en retrait des bruyantes manifestations des gens de leur âge, des contradictions familiales et des dangers mortels ; pour Bruce, la peur d’être puni à mort, « la gorge tranchée ». L’adolescent solitaire récapitule sans cesse ses expériences « sur des larmes brûlantes ».
Démêler la pelote du temps est aléatoire. Dans L’envers du temps, il y a de la pudeur, une transgression et de l’amertume à évoquer les éblouissements amoureux, les ratages et les malentendus que le temps a recouverts en une succession de couches, certaines moisies et perdues. La quête introspective de l’auteur révèle les oppositions, celles avec son père, lequel désapprouve les lectures permanentes de son fils Bruce, « plongé dans une espèce de catalepsie », les désillusions et les rancœurs. Mais ravive en boucle les « images d’images perdues de vue » lors du retour au pays. Et c’est très émouvant. Le narrateur se trouve en butte à la procrastination. Il ne reconnaît plus certains lieux familiers, modifiés, enlaidis ou pire, démolis, ne revoit pas celles et ceux qui les habitaient, devenus étrangers ou disparus, craint la rencontre avec les amis d’antan, établis, devenus séniles ou décatis. Et en cela, il se sent « sauvé d’une collision avec l’intraitable présent ». D’où des mots très crus, « elle en bigoudis, les dents de Joe dans un verre » qui s’opposent avec les réminiscences idéalisées de l’adolescence, « la croyance que tout individu pouvait se prendre en main et devenir meilleur, plus heureux, plus riche (…) notion tout américaine ». L’on observe des graduations lors de ce cheminement quasi obsessionnel d’un destin forgé à la fois par la collectivité, la camaraderie et l’effort personnel. L’homme semble aussi à la recherche de son ombre. Mais, après une aussi longue absence, bien d’autres ombres ont remplacé la route tracée de ses 15 ans. L’auteur traverse une vallée de fantômes, plonge dans un trou noir où tout repère spatio-temporel se dissout. Cependant, le prosaïsme de certains comportements, la canaillerie voire la quasi délinquance (vouloir abuser d’une handicapée mentale, enceinte !) contrecarrent la « très mormone conception du droit chemin ».
Autre étrangeté, Wallace Stegner compare les Mormons aux Arabes, notamment lors de leur installation dans le désert, « le désert de silex baptisé Abou Bahr » et celui de la « Saskatchewan » ; leur foi en un paradis, leur piété commune et la proscription de l’alcool. La récognition occasionne une profonde leçon philosophique et sociale, celle de devoir « acquérir en l’espace d’une vie la sophistication intellectuelle et l’assurance culturelle que des individus plus chanceux absorbent par les pores de leur peau dès la petite enfance, et qui ne fait pas même défaut à certains autres, plus malchanceux ». La photographie occupe également une place importante, la focale de l’écrivain éclaire les détails les plus infimes. Stegner retrace un temps où les filles ne jouissaient pas de la liberté actuelle, par exemple lors de la scène du « strip-poker », met l’accent sur la brutalité des mœurs dans une société non mixte, sur le machisme et la frustration. Il compare la cruauté des ébats amoureux à la prédation du braconnage, aux « gauphres» prises « dans ses pièges à mâchoires indiens ». L’envers du temps est un voyage psychopompe dans lequel le locuteur se sent « assailli par les sentiments de nostalgie, de perte, d’étonnement contrit », hanté par la résurrection. Bruce Mason est le survivant d’un voyage syncopé, un inventaire, dans lequel les scènes sont « soumises à un rétroéclairage » et les êtres, des reliques. Autour d’un thème lancinant et funèbre : celui de la famille. Bien d’autres pistes de lecture sont possibles dans ce roman puissant qui nous entraîne « sur les Wasatch (…) à des kilomètres de hauteur, étincelantes sur leurs franges, noires en leurs plis ».
Yasmina Mahdi
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