Identification

L’Envers de l’éperon, Michel Bernanos (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 06.12.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman

L’Envers de l’éperon, Michel Bernanos, L’Arbre Vengeur, 2018, 217 pages, 17 €

L’Envers de l’éperon, Michel Bernanos (par Léon-Marc Levy)

 

La lecture de ce roman est une véritable suffocation. La tension de l’arc narratif, des premiers mots aux derniers, est permanente tant le « contrat » de départ – au sens donné chez un tueur professionnel – ligote l’action dans une cible intangible et improbable : un frère aîné se voit confier la mission de tuer son frère cadet, qu’il aime et admire.

Michel Bernanos situe l’action au Brésil, dans les espaces brûlants du Sertão, emplis des échos annonciateurs du Diadorim de João Guimarães Rosa et des souvenirs d’enfance de l’auteur, qui vécut, avec son père Georges Bernanos et sa mère, plusieurs années dans ce pays. Le Sertão, devenu un espace mythique de la littérature, qui sert de cadre à tant de chefs-d’œuvre de Guimarães Rosa, Vargas-Llosa, Ribeiro Ubaldo, Da Cunha, et qui a la faculté de s’ériger en personnage central de tous les romans qu’il abrite.

Brûlant, grouillant, impitoyable, létal, le Sertão fait un écrin noir à cette quête absurde et terrifiante, dont la puissance métaphorique dépasse largement l’histoire racontée. La poursuite engagée par Nicontina derrière son frère est jeu d’ombres permanent, angoissant et d’une noirceur que le Sertão souligne, comme dans cette traversée hallucinée des marécages du Minas Gerais, pullulant de vies furtives, poisseuses, fuyantes et puantes. La décomposition accompagne ce roman comme un chant de mort, une sorte de Deguello scandant une épopée sans merci. L’histoire patauge dans les remugles, entre vie et mort, portant l’arc à son destin, dans un tableau de noir et de gris.

Sa marche était lente. Chaque pas précautionneux s’accompagnait d’un bruit de succion, auquel se mêlait comme un soupir de la terre verdâtre et fétide. Très loin, devant, lui apparaissait parfois, dans les éclaircies de vapeur, la silhouette fuyante de celui qu’il poursuivait.

Le silence qui régnait sur l’étendue verte du marais n’était troublé que par le bouillonnement chuchoté de la boue en perpétuel mouvement. Très haut dans le ciel plombé, de minuscules points noirs tournoyaient lentement : l’oiseau de proie est patient. Vers les montagnes, de gros nuages sombres s’enroulaient autour des cimes.

A la violence irrépressible du tueur Nicontina, à la noirceur des âmes, vient constamment faire cadre une nature effroyable, à la limite du conte horrifique. Serpents géants, araignées monstrueuses, oiseaux de mort, sol damné par la sécheresse ou la boue gluante, le monde de ce roman est un cauchemar. La Nature est déifiée mais, à l’encontre du Dieu des panthéistes, c’est ici une nature infernale, satanique, qui n’a d’autre but que de rendre le monde invivable aux hommes. Image des cœurs impitoyables des personnages, elle maudit, écrase, tue, dans un enchaînement implacable, celui de la lutte pour la survie, métaphore de la traque obstinée et absurde qui lance un frère sur les traces de son frère.

Quand il put se retourner, en bas, dans la clairière, les pécaris, affolés, tournaient sur eux-mêmes, tandis que des loups rouges surgissaient de tous les coins.

Se voyant cernés, les pécaris s’étaient rassemblés en une masse compacte et faisaient face ? Les loups chargeaient, puis reculaient, chaque attaque faisant de nouvelles victimes. L’air était lourd de l’odeur douceâtre du sang, et, là-haut, le ciel se piquait d’oiseaux de proie vainqueurs de toutes les batailles.

C’est ce monde sans autre loi que la survie, ce monde livré à la force brutale sans référence à la moindre règle morale que Michel Bernanos nous dit. Ce roman n’est pas une lutte entre le bien et le mal mais se situe par-delà le bien et le mal, ouvrant ainsi la possibilité d’un Nicontina traquant le jeune frère qu’il aime. La traque fascinante de QUI ? Joaquim, le frère ? Ou l’Étrange Familier, celui que Freud immortalise dans l’Unheimlich et qui n’est rien d’autre que l’image surgissante et terrifiante de SOI ? Le tueur impitoyable Nicontina est à la quête de son dernier contrat : celui dont la cible est lui-même, répétant ainsi le sens de la scène du Premier Meurtre, celui de Caïn, sa Genèse.

 

Léon-Marc Levy

 

Michel Bernanos, né le 20 janvier 1923 à Fressin (Pas-de-Calais) et décédé le 27 juillet 1964 à Fontainebleau, est un écrivain français. Poète et auteur de romans fantastiques et policiers, il est très imprégné de culture brésilienne et amazonienne où il vécut son adolescence. Engagé dans les Forces navales françaises libres1 dès 1942, il est profondément marqué par ces années de guerre, qui irriguent l'intégralité de son œuvre en particulier La montagne morte de la vie.



  • Vu : 1441

Réseaux Sociaux

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

Lire tous les articles de Léon-Marc Levy


Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /