L’enfant thérapeute, Samuel Dock (par Pierrette Epsztein)
L’enfant thérapeute, Samuel Dock, éditions Plon, janvier 2023, 333 pages, 20,90 €
Dans son dernier ouvrage dédié à Sœur Térèse, celle qui a su protéger la mère, et à Frédéric, le thérapeute de Samuel, L’Enfant thérapeute, que certains pourraient assimiler à une autobiographie ou à une autofiction alors qu’en fait il s’agit, de notre point de vue, d’un véritable roman, Samuel Dock aborde un sujet épineux qui peut paraître éprouvant à certains lecteurs. Alors comment se fait-il que ceux qui s’y risquent peuvent prendre un tel plaisir à cette lecture ? Et qu’est-ce qui nous permet d’affirmer que ce texte a toutes les caractéristiques propres à une fiction ? La seule explication que nous pouvons avancer est que ce qui, nous, nous importe et nous emporte, c’est la qualité incontestable de l’écriture, la force des mots, les formules inédites, les oppositions puissantes, les anaphores, les insistances persistantes, les images insolites, sans omettre les constantes interrogations, les répétitions volontaires, les grossièretés délibérées, les phrases très courtes qui fouettent, les titres des chapitres qui édifient une armature. En mettant le sujet à une certaine distance afin d’éviter de tomber dans l’écueil de la lamentation, nous pénétrons au cœur du travail minutieux de broderie que Samuel effectue tout au long de ce récit. Il utilise toutes les ressources de la stylistique et de la syntaxe pour traduire au plus juste son propos de romancier. À chaque étape, l’auteur insuffle un mouvement dynamique dans ce qui aurait pu se noyer dans le macabre.
Ne prétendons-nous pas que nous réussissons à écrire quand on a dénoué les nœuds de la colère qui nous enfermaient dans un volcan d’aigreur et que l’on a enterré la hache de guerre ?
Commençons par le titre. Enfant thérapeute, étrange oxymore. On s’attendrait plutôt à entendre ce mot pour évoquer un adulte compétent capable d’exercer cette fonction. Belle mise en bouche pour attiser la curiosité. Le centre de ce roman nous met en présence d’un trio infernal composé de : la mère, Béatrice, du narrateur-auteur, Samuel, « Une sentinelle piégée », et de sa sœur cadette, Thaïs, celle que la mère protège envers et contre tout, envers et contre tous : « Vous êtes indissociables, une seule entité. Pour vous séparer il faut vous mutiler, la différenciation est amputation ».
Au fil des pages, l’auteur va disséquer les rapports qui relient chacun des personnages avec eux-mêmes et avec ceux qui les entourent. Autour d’eux, vont défiler une myriade de silhouettes fantomatiques masculines plus déjantées les unes que les autres. À chaque fois, la mère, Béatrice, pense qu’elle a trouvé en eux « un sauveur », à chaque fois elle se confronte à la déception. Si nous poursuivons notre prospection, nous sommes conduits à nous pencher sur la structure du livre. Celui-ci se découpe en quatre parties.
Nous entrons dans l’histoire par une adresse à la mère où l’auteur utilise le « tu ». C’est dans cette section où Samuel développe le plus les formules propres à la psychanalyse. Désir inapaisé de comprendre ? Il s’agit d’un faux dialogue, en fait d’un monologue intérieur, un implacable règlement de compte imprégné à la fois d’un amour affamé et jamais satisfait et d’une colère irréductible, « je suis toujours prêt à te sauver encore et encore ». La temporalité va se focaliser autour de plusieurs fêtes de Noël où les mêmes scènes se répètent à l’identique avec « la certitude irrévocable que rien n’a changé ». C’est dans cette partie que le lecteur va entrer de plain-pied dans ce que l’auteur-narrateur désigne comme « la maison fantôme ». Celle-ci n’a pas de lieu fixe, elle changera à chacun des déménagements successifs au fil des rencontres amoureuses de la mère. Elles seront de plus en plus inhospitalières et miteuses dans un accablant laisser-aller de Lance, un des nombreux hommes de passage : « Seul le cendrier déborde des mégots de son angoisse ». Ces « maisons fantômes » reflètent « l’état fantôme » du narrateur qui, dans cet univers de folie où il est condamné à vivre, se replie comme un escargot dans sa coquille pour se protéger des coups et des mots qui le meurtrissent et peuvent tuer tout désir de vivre. Quant à Thaïe qui s’est invitée une fois de plus inopinément, rongée par la drogue, elle va s’arranger pour être le centre de cette folie. « Et la mère impuissante à la contenir n’est plus qu’un corps, sarcophage de chair, qui ne suffit pas à contenir la pulsation sanguine ». « Une haine omnisciente, un discours adressé à l’humanité, à l’univers, à tout le monde sauf à toi-même… Tu confonds l’intensité de la conviction et la vindicte du mépris ». « J’aurais aimé être assez fort pour te sauver, assez solide pour pouvoir t’aider. Je l’espère encore. L’espèrerais-je toujours ? ». Samuel a fui « l’emprise » en quittant la maison. Le fil est coupé difficilement durant trois ans. Et lorsque, un jour, la mère rappelle, le même scénario se reproduit : « C’est la peur qui m’oblige, m’aliène. Pas l’amour… Je paie en monnaie de culpabilité des offenses oubliées, ma faiblesse ». Et les voilà embarqués, Samuel et Dorian, dans un Noël cauchemardesque où Thaïe répète le scénario de la mère : « … Comme toi, elle pense que la musique la sauvera, que la gloire l’attend… Comme toi, elle ressasse les mêmes souvenirs… Comme toi, elle est dévastée par l’envie… Comme toi, elle est prisonnière de l’émoi de l’instant… Même mimique, même gestuelle, même suspicion dans l’œil ».
« – Oh, c’est vous, c’est super ! Je vous ouvre, venez vite ! Ta voix me scinde. L’enfant exulte, l’adulte a peur ».
La deuxième partie ouvre sur un journal rédigé à la première personne par la mère qui revient en détail sur son passé. Cette étape, où le « je » prend toute sa force, nous permet d’aborder le cheminement tortueux et douloureux de celle-ci. Celui-ci est-il réel ou fictif ? Peu nous importe. L’essentiel est que le lecteur y croit. Toute création n’est-elle pas, en fait, une recréation ? Sans le rapport effréné de Samuel à la littérature, en particulier aux Frères Karamazov de Dostoïevski, découvert très jeune, aux quelques notes de sa mère et aux conversations qu’il a pu avoir avec elle, aurait-il pu inventer cette étape de son récit qui éclaire de façon incontestable le poids écrasant de la lignée ? On revisite tout le parcours de la mère avec des allers-retours constants du passé au présent, l’un noir et sordide, l’autre, plus lumineux et paisible. L’enfance de la mère est marquée par la misère et la violence. « Je suis une toute petite fille. La petite fille d’avant mes six ans. Je ne dis jamais rien. Je crève de ne rien dire. Alors, je souris. C’est violent l’enfance mais je ne le sais pas encore ». « J’avais faim, j’avais tout le temps faim ». « J’étais traitée comme un animal. J’étais une petite-fille qui remarquait tout, je comprenais comment me comporter, éviter les coups et les insultes. Je voyais la peine de ma mère et je voulais tellement l’en délester… Je l’aimais ». Elle trouve un relatif réconfort lors des séjours chez sa grand-mère maternelle, elle découvre le lien avec la nature et la bienveillance. Séparée très jeune de sa famille, placée à la DDASS, elle va croiser le chemin d’une religieuse : « Sœur Thérèse » qui va lui exprimer la tendresse qui lui avait tant manqué dans sa famille. Dans ce lieu : « situé à Bury au pensionnat Sainte-Euphrasie-Pelletier, dans le Hainaut, en Belgique », elle va aussi s’ouvrir au plaisir de la culture et au calme après les sévices, « Renaître au monde » et « Grandir ». Elle va rester dans cet orphelinat jusqu’à ses dix-huit ans. À la mort de Sœur Thérèse, elle sera inconsolable. Elle perdait celle qui lui a fait connaître, après sa grand-mère, le mot bienveillance dont elle gardera une trace. On revisite tout le parcours de la mère avec des allers-retours constants du passé au présent, l’un noir et sordide, l’autre, plus lumineux et paisible. « Le présent fait une demande au passé : effacer ces souvenirs douloureux. Pour qu’il ne reste que la poussière de gomme. Je n’aurais plus qu’à souffler dessus pour qu’enfin ils s’en aillent ». Mais dans la réalité, cela ne se passe pas comme cela. Après cette lecture bouleversante, on comprend mieux la force manifeste de la répétition : « Une malédiction incurable qui s’étend sur des générations ».
La troisième partie concerne le présent du narrateur. C’est l’épisode où celui-ci réussit à trouver enfin son propre espace en fuyant loin de cette famille toxique pour construire définitivement son autonomie et son épanouissement. Il rencontrera l’amour dans les bras de Dorian qui deviendra un soutien constant. Il n’y a pas de hasard. Après bien des années d’errance, Samuel devient psychiatre-psychanalyste. Il passe sa vie à venir à la rescousse de jeunes d’abord puis d’adultes en déshérence. Désir indéfectible de réparation ? Dans le même temps, il se consacre à la lecture et à l’écriture. « J’ai dix-huit ans… J’ai commencé à écrire parce que c’était la seule manière de vivre d’autres vies que la mienne… ». « Peut-être que cette intention de retranscrire a été le premier pas vers la psychologie, et peut-être ma première tentative de survie véritable ». Là encore, sa mère lui a peut-être ouvert un espace de possible. Il accepte enfin de croire que les rêves peuvent devenir réalité. Tout ce travail fait sur lui a permis de ne plus vivre en permanence dans la peur de l’autre et de laisser éclore ses sentiments. Même si parfois, le passé et ses angoisses reviennent sonner à la porte, même si les questions lancinantes le hantent en permanence ». Les malédictions sont anciennes… Comment nous en libérer ? Quel est le bon comportement ? La bonne manière de t’aimer ? À quel moment, je t’épaule ? Quand est-ce que je m’égratigne ? ». À cette étape de son existence, Samuel est, malgré tout, capable d’être un homme qui marche.
Dans la quatrième partie, l’auteur-narrateur, Samuel, encouragé par son compagnon, celui qui, depuis leur rencontre, l’a toujours tenu par la main et soutenu, lui a permis de tenir debout, décide de retourner avec lui en Alsace pour retrouver sa maison d’enfance et ranimer la période où il a connu, entre son père biologique et sa mère, une certaine douceur avant la coupure définitive que sera le départ de ce lieu de paix et le début des errances successives que toute la famille connaîtra. Mais avec ce père distant et violent, enfermé dans sa bulle, les retrouvailles seront impossibles. La rupture sera définitive avec cet homme pour qui « tout est subjectif. Tout est rationnel. Aucune subjectivité ». Et qui tranche avec des phrases assassines : « Vous n’êtes pas des enfants de l’amour », répéterait « ce père que moi non plus, je n’ai pas choisi… Peut-être que le monstre qu’il voyait en moi n’a jamais été que celui qu’il était ». Les lieux heureux des premières années sont définitivement clos. Ne restera de ces jeunes années qu’un lointain souvenir. « Je prends une photo de la maison, ce n’est plus que cela, une photo ».
Pour parachever ce récit, Béatrice, la mère, va enfin couper le cordon toxique qui la liait à sa fille cadette Thaïs. Elle a accepté qu’elle ne puisse pas la sauver et a toléré son internement en hôpital psychiatrique. Elle a aussi admis qu’elle avait besoin de l’aide d’un psychologue qui ne pouvait être son fils pour cicatriser ses échardes et ses fissures qui avaient broyé sa vie et son corps. Elle a renoncé au prince charmant qui la protégerait de toute souffrance. Elle a appris le plus difficile, dire « non » à tous les liens toxiques. Elle vit seule maintenant et l’assume. Cela a permis des retrouvailles apaisées avec Samuel. On ne peut pas oublier son enfance mais on peut l’endosser sans la faire porter par son entourage. Le roman peut se clore sur un avenir plus ouvert et libre.
Samuel Dock ne limite pas son projet à un tableau intime. Il revendique une percée plus générale sur la place occupée par le travail psychanalytique pour ceux qui s’y dédient comme patient et comme thérapeute. Samuel nous informe sur ce dispositif qui permet de tenter de trouver sa juste place dans sa lignée et dans la société. Peut-on guérir de son passé ? Comment parvenir à changer, en partie, notre regard sur soi et sur l’autre en nous permettant d’accepter et d’accéder à l’altérité ? Cette virée dans l’inconscient n’est pas de tout confort et certains n’osent pas s’y risquer. Ceux qui s’engagent sur ce chemin broussailleux peuvent, s’ils sont résolus, y trouver quelque réconfort, ne pas prendre les choses personnellement, fuir les personnes nuisibles et trouver en soi des ressources insoupçonnées qui permettront d’avancer dans l’existence en temps qu’humain même s’il arrive encore parfois de vaciller. C’est un voyage qui permet de parvenir à sortir de soi pour se transformer en citoyen conscient de sa valeur, accéder à son désir et occuper sa juste place dans la société.
Dans une interview, Erri de Luca énonce ceci : « la littérature a ce pouvoir de transformer la tragédie en chant ». Je trouve que cette formule correspond parfaitement au dessein de Samuel Dock dans son roman, L’enfant thérapeute.
En ces temps difficiles pour beaucoup, si chaque lecteur entend cet hymne à la vie dépouillé de toute grandiloquence, de toute complaisance, alors, dans son existence ne pourra-t-il pas faire émerger un peu de lumière dans la banalité quotidienne et ainsi sortir de son enfermement et s’intéresser à la marche du monde ?
Pierrette Epsztein
Samuel Dock, né le 25 juillet 1985, est psychologue clinicien. Son premier roman, L’Apocalypse de Jonathan (2012), a rencontré l’engouement du public et de la critique. Depuis avril 2012, il traite des grands sujets d’actualité dans une tribune libre au Huffington Post. Bibliographie sélective : Éloge indocile de la psychanalyse (2019, éd. Philippe Rey) ; Les chemins de la thérapie (2022, Flammarion) ; L’enfant thérapeute (2023, éd. Plon).
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