L’Enfant de l’œuf, Amin Zaoui (2ème article)
L’Enfant de l’œuf, septembre 2017, 202 pages, 18 €
Ecrivain(s): Amin Zaoui Edition: Le Serpent à plumes
Cet ouvrage singulier est un roman à deux voix, celle du chien Harys et celle de son maître Moul, diminutif de Mouloud.
Il se présente sous la forme de courts textes narratifs pourvus chacun d’un titre, assimilables à des fragments d’un double journal intime écrit à la première personne, tantôt rêveries, tantôt chroniques prosaïques de la vie quotidienne, tantôt scènes amoureuses soit sentimentales soit puissamment sensuelles, tantôt satires aucunement voilées de la situation politico-religieuse de l’Algérie actuelle.
Au moment où débute le récit, Moul vit seul dans son appartement, dans son œuf, depuis le départ de sa femme Farida, qui l’a quitté pour aller « vivre sa vie » loin d’une Algérie dont elle ne supportait plus les contraintes.
Moul lui-même est une espèce d’anarchiste libertaire que l’auteur campe comme un résistant irrémissible à l’acculturation qui dénature un pays où l’intégrisme religieux impose de plus en plus, malgré la fin officielle des années noires du FIS et les lois d’amnistie, ses règles rétrogrades, morales, idéologiques, civiles, de manière insidieuse et pernicieuse, sur les moindres aspects de la vie quotidienne.
La révolte silencieuse et occulte de Moul s’exprime dans sa consommation quotidienne de vin, dans la langue qu’il utilise pour parler avec son chien (le français), dans le fait même de la présence (haram pour les fondamentalistes) d’un chien dans son appartement et à ses côtés lors de ses sorties en ville, dans son amour pour la musique qu’il écoute à longueur de journée, dans sa passion inconvenante des grandes œuvres profanes de la littérature mondiale, dans le plaisir qu’il prend à déposer dans le coin du balcon réservé aux mictions d’urine de Harys les journaux qu’il achète chaque jour, et dans une activité sexuelle anticonformiste.
Dans la vie du couple Moul/Harys interfèrent ponctuellement plusieurs femmes :
Lara la Damascène, syrienne chrétienne réfugiée, rayonnante, avide de vivre, hébergée chez la voisine du dessous, est une femme libre, qui ne supporte aucune entrave religieuse, ce qu’elle manifeste concrètement par son aversion symbolique et définitive à porter des dessous.
Cette réfugiée damascène essaye d’oublier la guerre atroce qui ravage sa ville en offrant son corps à Moul, se donne pour être dévorée dans une guerre de lit.
Elle oublie sa catastrophe par le sexe.
Myriam, la voisine du dessous, employée à Air Algérie, glisse lentement et sûrement dans l’intégrisme islamique, en total contraste avec sa co-locataire Lara.
Myriam s’est assombrie. Elle s’est renfermée sur elle. Une semaine après l’enterrement de son fiancé, elle a décidé de porter le voile, s’est adonnée à la lecture du Coran et s’est mise à consommer du haschich et de multiples somnifères.
Zouzou, vétérinaire, belle quadragénaire célibataire, entretient avec Moul une relation torride, purement charnelle, qui se traduit par une scène crûment libertine à chacune des visites auxquelles est régulièrement astreint le chien Harys qui est suivi médicalement par la doctoresse pour des défaillances cardiaques.
L’Enfant de l’œuf, c’est le roman de l’absence douloureuse, de la souffrance des personnes aimées qui manquent :
L’absente Farida, l’épouse fugueuse qui lui envoie, comme jeté de loin, de temps à autre, un bref message.
L’absente Tanila, la fille de Moul et de Farida, installée à Los Angeles, que Moul s’attend, vainement, surtout dans l’illusion du vin, à voir apparaître à sa porte à tout moment.
L’absente Mona, Madame Mona, professeure d’espagnol du Moul des années de lycée, de qui le jeune étudiant était amoureux, et qu’il croit reconnaître, peut-être, dans une mystérieuse dame tricoteuse qui partage son banc lors de séjours que le solitaire effectue au parc avec Harys
L’absente Sultana, la mère de Farida, dont on apprend, dans le cours du récit, en même temps la mort et la relation très particulière qu’elle entretenait avec son beau-fils.
J’ai décidé d’aller au cimetière Zadiq de Ben Aknoun pour fleurir la tombe de celle avec laquelle j’avais tiré pour la première fois sur une cigarette. J’ai appris à fumer de sa bouche. Elle me soufflait la fumée de sa clope, de sa bouche dans la mienne ! De ses souffles magiques, j’ai appris la cigarette.
L’Enfant de l’œuf, c’est le roman qui se veut un miroir de la société algérienne contemporaine, miroir à peine grossissant de ses dérives, de ses interdits, de l’emprise pesante d’un intégrisme islamique inquisiteur, personnifié par la voisine de palier de Moul qui surveille les allées et venues de Lara la Syrienne chrétienne, et d’un panarabisme oppressif, acculturant, particulièrement offensif contre la langue amazigh et le français, miroir d’une société du refoulement, de l’hypocrisie érigée en système, d’une société politiquement et socialement corrompue que l’auteur décortique et dénonce sans aucune concession, sans aucune autocensure, par le biais du regard critique et silencieusement révolté de Moul et par les yeux faussement candides de son chien.
J’aime la vie et j’adore uriner sur les unes des quotidiens nationaux, à grand tirage, avec des photos en couleurs bien relookées des grands décideurs politiques et économiques.
Je suis assez intelligent pour comprendre ces bêtises humaines. Les bêtises en couleurs.
J’ai commencé à uriner avec plaisir et grand intérêt sur les journaux pleins de fatwas religieuses émises par des fqihs obsédés par les femmes.
L’Enfant de l’œuf, c’est le roman d’un spectateur du théâtre du monde, impuissant, passif et résigné dans une société elle-même fataliste, d’un spectateur qui regarde avec écœurement les scènes de barbarie des sectateurs de Daesh en Syrie, avec pour conséquence directe, visible presque de sa fenêtre, la traite esclavagiste de jeunes femmes syriennes réfugiées en Algérie…
L’Enfant de l’œuf, c’est le roman d’un monde dramatiquement malade.
Patryck Froissart
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