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L’Enchanteur, René Barjavel (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal 09.09.24 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Folio (Gallimard), Roman

L’Enchanteur, René Barjavel, Folio, 1987, 480 pages, 9,90 €

Edition: Folio (Gallimard)

L’Enchanteur, René Barjavel (par Didier Smal)

 

Depuis plus de neuf cents ans, Merlin hante la littérature et l’imaginaire occidentaux, avec juste un passage à vide durant la Renaissance – mais un retour en force depuis l’époque romantique. Aujourd’hui encore, séries télévisées, parodiques ou non, et films s’inspirent de cette figure du magicien conseiller des rois et prophète. Et si l’influence de Merlin sur Gandalf, le magicien de Tolkien, est diffuse (Tolkien s’inspirait d’un fonds nordique plutôt que celtique), elle est évidente sur Dumbledore, le directeur de Poudlard, l’école de magie créée par J.K. Rowling pour sa saga Harry Potter. Bref, Merlin est une figure omniprésente, comme un point de repère dans l’histoire des histoires racontées.

Il était logique que Barjavel, en 1984, pour ce qui va s’avérer être son avant-dernier roman, choisisse de s’attacher à la destinée de cette figure emblématique entre autres d’un rapport fort à la nature, ce Merlin qui en vient à se fondre dans la forêt, devenant « bois vif, écorces, racines, feuilles vertes et feuilles mortes, graines germées, sèves montantes, odeurs mouillées, couleurs lavées que le soleil revenu chauffait et caressait ».

En effet, dans ses œuvres d’anticipation, l’auteur n’a eu de cesse, dès Ravage, de mettre en garde contre la dévotion à la technique et à la machine ; Merlin, son esprit, est clairement anti-machines, et Barjavel se livre à de joyeux anachronismes, évoquant le danger d’une nourriture disponible à chaque instant en boîtes de conserve (le cadeau maladroit du magicien à Bénigne) ou mettant à disposition du Diable, lorsqu’il aide Morgane à bâtir son château dans le Val Sans Retour, tant des bulldozers que des missiles ou des lance-flammes.

 

L’Enchanteur est aussi une façon pour Barjavel de s’approprier et réécrire la geste arthurienne, mélangeant les sources, les confondant, remontant aux plus anciennes, tant Geoffroy de Monmouth que Chrétien de Troyes, avec pour obsession principale le Graal, dont une nouvelle Quête permettrait selon l’auteur de sortir d’une période, la nôtre, où « on ne saura plus rien, à l’époque où on croira tout savoir ». Barjavel, avec ce roman-ci, cherche à littéralement réenchanter un monde contemporain dont la magie est singulièrement absente, « car si nul ne sait ce que contient le Graal, du moins est-on assuré que lorsque les hommes s’en détournent, ils perdent la joie d’exister, car ils ne savent plus ce qu’ils sont, ni pourquoi ils sont. Ils cessent d’être vivants : ils sont seulement en vie ». Ceci n’est pas un roman à thèse, loin s’en faut, mais un roman qui restitue à notre époque tout le merveilleux de la Quête du Graal.

C’est donc Merlin qui lance la Quête, et cela permet à Barjavel d’offrir au lecteur un aperçu aussi précis qu’exact de la légende arthurienne, de la naissance d’Arthur à sa trahison par Mordret et son exil en Avalon – que l’auteur situe sous la couronne symbolique qu’est Stonehenge. Tout y passe, dans un roman qui est aussi épique (la défense du royaume de Léaudagan par quarante-et-un chevaliers anonymes) que romantique (l’histoire de Perceval et Bénie, ou l’amour impossible à contrer naissant entre Guenièvre et Lancelot), de la cérémonie d’adoubement au déroulement d’un tournoi, et l’on sent que Barjavel s’est inspiré de sources de première main. Pour peu, on l’imaginerait volontiers assis à son bureau, diverses belles éditions de roman médiévaux, dont Le Conte du Graal, Perceval, La Quête du Saint Graal ou encore Lancelot du Lac, ouvertes devant lui, ses doigts et ses yeux courant sur les pages tandis qu’il écrit ce qui n’est certainement pas un pastiche, puisant des épisodes autant que des effets de style, arrivant à faire revivre une histoire pourtant mille fois contée avant lui.

Mais, on y revient, peut-être toute la belle vigueur de ce roman est-elle née d’un sentiment d’urgence : en 1984, et cela est toujours vrai quarante ans plus tard, l’état des hommes et du monde donne envie que Merlin revienne, lui qui s’est enfermé avec Viviane pour qu’ils puissent vivre leur amour (principale entorse faite par Barjavel à la légende, mais elle est belle), et lance un nouvelle Quête du Graal, que le symbolique l’emporte sur le diabolique. C’est peut-être le sens de cette belle histoire, de ce roman prenant, à l’écriture aussi limpide que tumultueuse (difficile de le laisser quitter la main) : montrer que la légende arthurienne est de toute éternité, et qu’elle n’a pas pris fin, puisque Arthur et Merlin ne sont pas morts. Juste mis de côté, peut-être oubliés par certains. Mais la mémoire, on l’a vu, peut vous jouer de ces tours parfois… L’espoir, lui, est bien présent dans nos cœurs.

 

Didier Smal

 

René Barjavel (1911-1985) est un écrivain français principalement connu pour ses romans d’anticipation : Ravage, La Nuit des temps ou Le Grand secret.



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A propos du rédacteur

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.