L’Emporte-voix, Bruno Doucey
L’Emporte-voix, La Passe du Vent, février 2018, 78 pages, 10 €
Ecrivain(s): Bruno Doucey
Depuis toujours Bruno Doucey fait entendre la poésie qui, selon lui, n’existe que si elle est lue car la littérature doit être vivante et n’est pas affaire de solitude. Il est le parrain de l’événement « Mots dits Mots lus » qui organise la journée sidérale de la lecture à haute voix dont la 3° édition a lieu le 30 juin 2018. Ainsi le recueil est-il sorti dans le cadre du Printemps des poètes chez un éditeur à vocation sociale.
L’incipit révèle la double préoccupation de Bruno et, à la fois, son objectif « Ecrire lire ». Ainsi le champ lexical du dire commence-t-il d’emblée à être filé avec, au centre du poème, « une parole vive » et, en sa chute, l’affirmation d’une essentielle amitié :
Un fil d’or relie nos vies
comme les étoiles d’une constellation
Au moyen des comparaisons les plus simples et donc les plus poétiques, « galets », « fleurs »…, le poète offre avec son cœur la poésie en partage juste avant que ne s’ouvre le deuxième volet, Diptyque du bonheur. Là nous étreint, magique, une émotion à lire l’échange entre l’écrivain et la fillette quand la lecture provoque l’identification et nous offre la métamorphose de la nature :
Je suis l’autre je suis toi…
Quand il a refermé le livre
il n’y avait plus un arbre
plus un pupitre
plus un micro
au milieu de la place
Mais des milliers et des milliers d’arbres
de toutes les couleurs
dans la forêt de leurs regards
Avec Poèmes du jaguar nous entrons dans l’esthétique de la surprise que sait réserver à ses lecteurs Bruno le félin, lui qui sème l’exotisme mais arrive, tout en nous faisant sourire, à se faire discret :
Ne me demandez pas
si le jaguar est présent dans mon poème
Il en est sorti d’un bond
Quand il a su qu’on parlait de lui
Il y a une forme de surprise également dans la variété de la versification qui traduit le besoin de liberté de celui qui a chanté L’Oratorio pour Federico Garcia Lorca : mesure des vers et longueurs des strophes elles-mêmes formées de deux ou plusieurs vers, rythme haché ou ample. Variété à noter aussi dans le nombre de textes composant les six volets.
Le poète prend ensuite son élan pour la partie la plus longue du recueil, Dans la fourrure bleue de la nuit, comprenant des titres très divers qui incitent à la lecture. Excepté trois d’entre eux commençant par le mot « géographie » qui définit, au centre de la thématique de Bruno, la passion des lieux (la plupart des poèmes ont été écrits au cours de voyages).
Une ile
Puis une autre île
rappelleÎlesde Cendras : « Iles tapies comme des jaguars » justement.
Puis le texte s’ouvre sur l’enfance et la maternité dans « l’émerveillement » et au cœur du cosmos, privilégiant des êtres à la vie douloureuse comme « la petite fille qui vit en Haïti » ou « l’enfant bègue ». Alors, dans un sursaut de révolte qui sacrifie tout lyrisme, deux textes sont consacrés à l’odieux Trump avant de consoler le lecteur par un troisième « que l’on rêvait de lire à haute voix / Place de la Bastille / Un soir de mai » (sans qu’il y ait là un hasard).
C’est ce mois de mai-là d’ailleurs qu’est parti l’ami et il s’agit de se souvenir de sa voix quand celle du poète vacille. Mais il faut continuer et partager en dédiant des textes aux amis et, en un « voyage immobile », c’est enfin le poème qui devient « vagabond ».
Partage, voyage et voix sont les mots-clés du poète qui laisse le lecteur libre lui aussi dans l’interprétation. Chaque poème, en effet, a sa part d’inachèvement pour que, dans une esthétique de la réception, confie encore Bruno, chacun le complète à sa manière.
Car le poète, marqué dès l’enfance par l’écriture poétique, a le don et le devoir de donner l’impulsion, de donner à sentir :
Je prends acte de l’invisible
et l’invite à notre table
Ainsi peut-il, au moyen de mots superbes, dans Géographie de la tendresse, convoquer ses parents endormis et leur rendre hommage avant de clore l’opus par deux volets brefs.
Le premier texte de Constellations saisira le lecteur sensible au thème du double. En voici la chute remarquable :
Il arrive que l’on entende le poème
qu’un des jumeaux murmure à l’autre
pour le consoler d’être trop tôt parti
Mais c’est bien grâce au dernier poème que l’émotion arrive à son comble alors qu’est mis en scène le meilleur lecteur à haute voix, l’enfant « qui a trouvé la solution de l’énigme ». S’agit-il du poète enfant sauvé par son don ou du petit collégien à qui Bruno transmet chaque jour sa passion ? Sans doute les deux.
France Burghelle Rey
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