L’Emerveillement, Pascal Dethurens (par Charles Duttine)
L’Emerveillement, Pascal Dethurens, mai 2019, 288 pages, 25 €
Edition: L'Atelier Contemporain
Le soleil éblouissant de l’œuvre d’art
Autant l’écrire tout de suite, l’ouvrage de Pascal Dethurens, L’émerveillement, est d’une richesse étonnante. Comme l’indique son sous-titre, De la présence dans la poésie et l’art modernes, il nous invite à nous interroger sur l’expression de la « présence » des choses, des êtres, de l’être dans l’œuvre d’art. Sujet à première vue déconcertant, et pourtant… Bien que l’auteur soit un universitaire qui manie le verbe avec rigueur, précision et emphase, son ouvrage intéressera quiconque aime l’art. Surtout ceux qui sont restés parfois de longs moments à contempler une œuvre d’art ou qui ont lu et relu un poème aimé, autant dire tout le monde.
L’ouvrage relève d’une sorte de Musée imaginaire au sens que Malraux a donné à cette expression. On voyage devant des œuvres, émasculées de leur enracinement historique, à la quête de cet élémentaire qu’elles disent toutes, la présence de l’être. Une quête qui selon l’auteur anime toute une partie de la création esthétique.
« Tout un pan de la poésie moderne mais aussi de la peinture et de la sculpture, écrit-il, se donne ainsi comme le rappel de ce que l’Occident avait perdu, de ce qu’il avait oublié et de ce dont il s’était détourné. L’étonnement d’être (…) et de l’être, cette double perplexité fait notre vie » (p.16). C’est donc la recherche de cet être perdu mais néanmoins présent dans l’art que poursuit Pascal Dethurens, l’auteur se situant dans une tradition métaphysique à la résonnance fortement heideggérienne.
Qu’est-ce que la présence ? Selon les mots de l’auteur, elle est « ce qui donne corps à l’instant », ou en d’autres termes, elle est ce moment où affleure l’essentiel, la pure teneur de la réalité qui semble hors de toute saisie tellement elle est riche d’évidence, ou encore elle est « l’immédiat originaire » pour reprendre l’expression de Blanchot. Elle provoque immanquablement « étonnement », elle « captive, fascine, soumet », son expérience est « déroutante, éprouvante, bouleversante » comme celle d’un acteur dont l’aura nous subjugue. Elle nous « étreint » encore et « nous fait ressentir le grand frisson des choses ». Sont convoquées alors de nombreuses œuvres et poésies, près d’une centaine, où l’expression de cette « présence » est manifeste, de Giacometti à Rothko, d’Artaud à Philippe Jaccottet… Et haro sur ceux qui ont écrit que la vraie vie est ailleurs !
L’auteur nous convainc par la justesse de ses analyses, par exemple (et pour en rester à des œuvres bien connues) L’invitation au voyage de Baudelaire et Le Cimetière marin de Valéry. Pour celui-ci, il s’agit du « poème de la pure présence », « là, tout s’arrête, tout somnole dans la grande paix de l’être, l’immobilité de la mer et du ciel », et pour celui-là « la présence triomphe, radieuse, dans la chaleur enveloppante de l’ici-maintenant ». Ou encore à propos du tableau bien connu de Matisse, Fenêtre à Collioure, la perspective a disparu, les lointains et le proche sont réunis par l’esthétique de la mise à plat. Pour Pascal Dethurens, c’est une œuvre « euphorique » où s’exprime le « miracle de la présence ». Enfin dans l’œuvre de Braque, Paysage à l’Estaque, qui a été choisie pour illustrer la couverture du livre, c’est un trop plein de couleurs qui s’expose, une luxuriance abondante et un sentiment de l’extrême. Ce qui fait dire à l’auteur à propos de cette œuvre que « c’est dans l’élévation du niveau habituel du regard que s’éprouve le plus fortement la certitude de l’être-là ».
L’auteur nous conduit également vers d’étonnants paradoxes. Loin d’apporter une plénitude, cette rencontre avec la présence possède un je ne sais quoi de fuyant. La présence a partie liée avec l’absence, le rien, le détachement, la disparition. Tout comme lorsque notre regard affronte le soleil, l’éblouissement nous saisit. Impossible de le regarder en face, pourtant tout découle de lui. Semblable donc à un éblouissement solaire, la présence provoque une sorte d’aveuglement. Le non-être fait partie intégrante de l’être. « Nous voici au cœur du problème, écrit l’auteur (p.85). La présence, contrairement à une idée reçue, n’est pas ce qui comble une attente, mais ce qui crée du défaut, ce qui creuse un manque, ce qui installe le vide ». D’où de brillantes analyses d’œuvres, celles de Mondrian, Malevitch (le fameux Carré blanc sur fond blanc), Balthus ou Hopper. Œuvres du vide où affleure l’être.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il convient d’ajouter que l’écriture de cet essai est très lisible, même si les analyses sont profondes et ardues. Chez d’autres que l’on ne nommera pas, on sent qu’ils aiment se perdre et nous égarer dans l’abscons, prétexte à une prétendue profondeur. Avec Pascal Dethurens, au contraire, on a droit à un style pur, cristallin pour dire avec justesse des choses difficiles cachées depuis le commencement du monde. On aimerait déambuler avec Pascal Dethurens dans les musées ou les ateliers, loin des guides et des fâcheux pour écouter ces analyses superbes, limpides, fouillant dans leur profondeur le secret des œuvres. Et quel art de la formule chez lui pour résumer une analyse !
Saluons également le travail éditorial des Editions L’Atelier contemporain. L’ouvrage relève de ce que l’on appelle un « beau livre », beauté du papier, plaisir d’avoir la couverture entre les mains, richesse des illustrations et de la mise en page, bonheur notamment d’avoir la reproduction de l’œuvre d’art immédiatement en regard du texte qui la commente. Il y a donc nécessité, selon nous, à rencontrer ce livre pour tous ceux qui aiment la beauté et s’interrogent sur son mystère.
Charles Duttine
Ancien élève de l’École Normale Supérieure, Pascal Dethurens est Professeur de littérature à l’Université de Strasbourg, où il dirige l’Institut de littérature comparée. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la littérature moderne, dont Claudel et l’avènement de la modernité (1996), Écriture et culture. Écrivains et philosophes face à l’Europe (1997), Musique et littérature au XXe siècle (1998), Le Théâtre et l’infini (2000), De l’Europe en littérature (2002), Thomas Mann et le crépuscule du sens(2003), Pessoa l’œuvre absolue (2006). Spécialiste des relations entre les arts, il a publié encore Peinture et littérature au XXe siècle (2007), et Écrire la peinture de Diderot à Quignard (2009). Il a aussi fait paraître un recueil de nouvelles, La Vie éternelle (2013), et un roman, Vita nova (2016).
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