L’aveuglement, José Saramago (par Léon-Marc Levy)
L’aveuglement (Ensaio sobre a Cegueira), trad. portugais Geneviève Leibrich, 366 pages, 7,80 €
Ecrivain(s): José Saramago Edition: Points
Si vous cherchez un roman confortable, qui entre dans les codes du genre, passez votre chemin. Il est sans doute peu de livres aussi profondément dérangeants, qui suintent autant le malaise, le mal-être, que ce roman du premier Nobel lusophone de littérature. Le flux d’écriture, serpentant et serré, étreint le lecteur, le fascine jusqu’à l’hypnose. Saramago ne pratique pas vraiment la phrase longue, il invente plutôt une ponctuation inédite, préférant la virgule au point, mais une virgule suivie d’une majuscule. La scansion de la phrase est ainsi à la fois très nette et complètement fluide. On se laisse mener par ce rythme. Comme un aveugle par son chien.
« Vous avez peur d’être seul, voilà tout, des fois qu’un ogre, de ma connaissance, vous tomberait sur le paletot, Ça suffit, s’écria le médecin avec impatience, Hé, ho, petit docteur, gronda le voleur, dites-vous bien qu’ici nous sommes égaux, vous n’allez pas me donner d’ordre, Je ne vous donne pas d’ordre, je vous dis seulement de laisser cet homme en paix, D’accord, d’accord, mais il ne faut pas me chercher des poux dans la tête, la moutarde me monte vite au nez et je deviens méchant comme un âne rouge, je peux être bon garçon comme tout le monde mais je suis un ennemi qui ne fait pas de cadeaux ».
Il risque de vous arriver – comme par réflexe – de vérifier que vous voyez bien. Ce qui est stupide puisque vous lisez ce livre. Mais l’affaire n’est pas simple : à force de souffrir avec tous les aveugles enfermés dans cet ancien hôpital psychiatrique, mis en quarantaine dans une vaine tentative de mettre fin à l’épidémie de cécité qui déferle sur la ville et le pays (quelle ville, quel pays, on ne le saura jamais), frappant les gens l’un après l’autre, sans signe avant-coureur, l’un au volant de sa voiture, l’autre en lisant, l’autre encore en faisant l’amour, à force donc d’être au milieu d’eux, le lecteur finit par éprouver totalement la détresse de la cécité.
José Saramago occupe une place tout fait particulière dans la narration de ce roman. Il est auteur et narrateur. Pour décliner précisément la situation scripturale, il écrit et se place en situation de celui qui raconte. Cette situation narrative lui permet de s’adresser au lecteur régulièrement, comme un commentateur des faits dont tous deux, narrateur et lecteur, sont témoins. Il étreint sa femme – vous avez vu comme il étreint sa femme ? Ce procédé accroît puissamment l’effet d’intimité du lecteur avec le récit en le rendant observateur présent dans le récit, interlocuteur de l’écrivain-narrateur qui partage avec lui ses commentaires sur la situation, ou bien fait référence à des faits que seul lui et le lecteur connaissent, « ce que nous savons déjà… ». Et cela permet aussi des « discussions », échanges avec le lecteur, séquences réjouissantes où l’auteur, par l’intermédiaire de son double narrateur, explique, développe ce qu’il a voulu dire. Ainsi, à propos d’un personnage féminin qui vient d’apparaître :
« En simplifiant donc, l’on pourrait inclure cette femme dans la catégorie dite des prostituées, mais la complexité de la trame des relations sociales, tant diurnes que nocturnes, tant verticales qu’horizontales, de l’époque ici décrite invite à mettre un frein à la tendance aux jugements péremptoires et définitifs, défaut dont nous ne parviendrons peut-être jamais à nous débarrasser en raison de notre suffisance excessive ».
Il faut noter, que ce procédé rappelle beaucoup celui des contes philosophiques et Voltaire, en particulier dans le Candide.
Conte philosophique peut-être en est-ce un. Mais qu’on ne s’y trompe pas, José Saramago n’est pas dans l’allégorie, la pluie de métaphores. Il raconte une histoire – peut-être peut-on l’appeler dystopie – une fiction terrible, la fin du monde, de notre monde mais il ne cherche nullement à signifier autre chose que ce qu’il raconte. Loin de nous les allusions pesantes qui sont tant à la mode chez nos auteurs actuels, les phrases « lourdes de sens » qui nous font lourdement de l’œil à chaque coin de page. Hé ! t’as compris ? Tu vois de quoi je veux parler ? Les migrants, les nazis, le capitalisme, le totalitarisme et compagnie ! Rien de cela : le monde devient aveugle dans cette fiction. Point. Ira chercher qui veut un deuxième sens dont Saramago, et nous, nous fichons complètement.
Parce que cette fiction se suffit à elle-même pour nous parler des humains. De leurs corps, leurs grandeurs, leurs bassesses, leur immense misère d’être. Aveugles, les gens changent totalement leur rapport au monde. Ils se regardent pourrait-on dire tout à coup à l’intérieur de l’âme. Les vertueux se voient vertueux, les ignobles ignobles. Et cette nudité de l’âme change les rapports aux autres, les rend plus simples et plus vrais. Elle change aussi le rapport au corps qui – de n’être plus vu – en est plus senti. Avec ses maux, ses besoins : la faim, le sexe, et les déjections. L’homme rendu à ses besoins primaires dans l’enfermement de la quarantaine des aveugles. Un flot de déjections, voilà le monde où pataugent les reclus.
« Des aveugles se retournaient sur leur grabat, ils se soulageaient de leur gaz comme chaque matin, mais l’atmosphère n’en devint pas plus nauséabonde pour autant. Le niveau de saturation était sans doute atteint. Il n’y avait pas que l’odeur fétide qui arrivait des latrines par bouffées, en exhalaisons qui donnaient envie de vomir, il y avait aussi les relents accumulés de deux cent cinquante personnes dont les corps macéraient dans leur propre sueur, et qui étaient vêtus de vêtements de plus en plus immondes car ils ne pouvaient ni n’auraient su se laver et qui dormaient dans des lits souvent souillés de déjections. A quoi auraient pu servir les savons, les lessives, les détergents abandonnés ici et là, puisque la plupart des douches étaient bouchées ou détachées des canalisations et que les orifices d’écoulement régurgitaient les eaux sales qui se répandaient en dehors de la zone des douches, imbibant les lames du parquet dans les couloirs, s’infiltrant dans les fissures des dalles ».
L’aveuglement est un grand roman, qui n’en finit pas de nous hypnotiser.
Léon-Marc Levy
José de Sousa Saramago est un écrivain et journaliste portugais, né en 1922 à Azinhaga (Portugal) et mort en 2010 à Lanzarote (îles Canaries, Espagne). Il est le seul Portugais décoré du grand-collier de l’ordre de Sant’Iago de l’Épée et reste à ce jour l’unique auteur lusophone à avoir reçu le prix Nobel de littérature, en 1998. Son livre L’Aveuglement figure sur la liste des 100 meilleurs livres de tous les temps établie en 2002 par le Cercle Norvégien du Livre, et son livre Le Dieu manchot figure sur la liste des 50 œuvres essentielles de la littérature portugaise établie en 2016 par le prestigieux Diário de Notícias.
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