L’Assise
Sa réputation de femme positive et même entreprenante n’était plus à faire. On vantait son opiniâtreté quotidienne jusqu’à se reposer sur elle par ce lâche alibi auquel se ramènent souvent les louanges, et personne ne s’étonnait d’inférer ou d’apprendre que de nouveau elle se levait bien avant le réveil des autres et se retirait très tard après l’extinction des voix et des menus bruits de l’avant-nuit.
Pourtant, si considérée et même implicitement remerciée qu’elle se sût, sa conscience intime lui rappelait, avec un effet de satisfaction presque amer, que cette reconnaissance resterait à la surface de celle qu’elle n’avait jamais cessé d’être.
En deçà et au-delà des extrémités des jours, passé l’enchaînement soutenu des va-et-vient et des patiences, des improvisations urgentes, des nœuds d’intensité, la même nécessité la poussait, par tout temps et quelle que fût sa fatigue, à gagner la terrasse arquée qui donnait sur la courbe du fleuve et à s’y asseoir. S’il pleuvait, le large auvent de verre l’abritait. Par pauses successives, un peu comme dans leur élément les plongeurs, elle tendait à respirer avec la lenteur supposée d’une plante jusqu’à trouver une sorte d’immobilité minérale. La masse de son corps se faisait d’abord sentir plus lourdement, pesanteur concentrant toute son attention avant ou après la distraction sensible du quotidien. Elle ne s’en défendait pas mais, au contraire, recevait volontiers ce qui s’apparentait à la mise en place d’une assise dont, sous l’imposition première, elle devinait le sens de préparation à l’ouverture. Et cela durait.
Longtemps comme interdite, en suspens passif, elle passait très lentement à la perception d’un dedans voilé par les apparences. Peu à peu, capter la subtilité des parfums et des sons, les discrets enchaînements à l’œuvre autour d’elle, devenait facile et léger. Légère, elle s’y orientait et s’y oubliait de plus en plus, de mieux en mieux, gardant ouverts ses yeux qu’elle aurait pu aussi bien fermer. Ouverts, ils étaient clos sur ce qui en elle avait tant fonctionné ou allait de nouveau le faire ; fermés, ils lui auraient permis également de voir la face cachée d’un temps qui n’était plus celui de la montre. Idées, sentiments, représentations s’évanouissaient. Son regard ne distinguait, n’embrassait, ne retenait plus les choses. Les éléments, les mouvements, leurs suites, présences conjuguées à sa présence ici même et nulle part ailleurs, prenaient possession du vide acquiesçant qui en elle jubilait presque de les recevoir.
Les friselis scintillants sur la nappe du fleuve, préambule à quelque émergence ou frissons attardés d’une fuite non repérable, elle ne savait ; la grande terre sombre, allongée, dépassant les signes de bienveillance et de menace ; les tons irrigués de nuances d’un ciel transpercé de lames nuageuses et indescriptible par des mots ; les quelques rares signaux allumés déjà ou encore, accrochés çà et là au hasard des reflets ou par intention humaine, tout cela et les harmonies qui, l’unissant, faisaient du paysage mieux qu’un tableau, tout cela la pénétrait, la portait, l’introduisait à des états dont elle n’aurait pu parler, mais qu’après ces longues heures ravies au monde elle conservait rutilants dans sa mémoire, armes aux éclats de lumière et d’ombre la sauvegardant de l’usure des obligations, de l’épaisseur d’ingratitudes traversées. De jour le sommeil pouvait lui manquer ; d’avance elle le donnait contre la précieuse veille.
Il lui arrivait sans mot dire de remercier, de s’abîmer, de se perdre et d’être aiguillée, de tenter à nouveau un retour de gratitude, si gauche fût-il, et sans jamais savoir vers qui, pour répondre à la gratification. Le plus souvent se tenir là, présente et comme exposée, suffisait à sa plénitude. C’était plus que la joie, du moins que celle que l’existence au fil des semaines et des mois pouvait jusque là lui offrir. Une paix puissante et si douce exténuait sa tristesse, gonflait de courants calmes et sourds la palpitation de son cœur, lui murmurait le début d’un secret qu’elle ne voulait pas connaître, surtout pas, du moment qu’il l’habitait.
Un jour d’avril, une ou deux heures avant l’aube, le sommeil quitta inhabituellement Mathias. Sorti de sa chambre, il arpenta la maison silencieuse. Se retrouvant sur la terrasse un peu après, il l’aperçut assise là sur une chaise, de dos, les mains sur les genoux, loin dans des pensées qui, selon le visage qu’il devinait dans la pénombre, n’étaient plus celles du courant des heures. Il s’approcha de côté, un peu en arrière.
Il s’arrêta aux premiers mots de la phrase qu’il cherchait à lui adresser. Elle tourna la tête vers lui sans aller jusqu’à le regarder, mais lui pouvait ainsi mieux voir son visage. L’impression fut si forte que Mathias ne put poursuivre. Comme il se retirait, près de passer la porte-fenêtre, il reçut, presque de profil perdu, un indéfinissable regard de chat-tigre au fond de la sévérité duquel s’esquissait un sourire. La croisant par la suite au hasard des allées et venues, il crut capter plusieurs fois ce sourire, sans vouloir jamais s’en ouvrir à quiconque.
Clément G. Second
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