L’Arpenteur d’infini, par Mustapha Saha
Mille trois cent cinquante au creux du siècle sombre
Je n’eus que l’abaque pour tromper mon angoisse
Et les chiffres romains pour supputer les nombres
Quand la grande peste dépeuplait les paroisses
J’acquis l’art des échecs pour braver la Camarde
Elle misait du temps je jouais mon destin
Vainqueur je repartis sous mon manteau de barde
Vers d’autres royaumes sans macabres festins
Au bout de ma route la verte Andalousie
Les minarets voisins des blanches synagogues
Des cultures brassées sans vaine jalousie
Les maisons ouvertes des savants pédagogues
Le savoir obsolète embrumait ma mémoire
J’aurais capitulé dans ma triste pénombre
Si mon hôte arabe n’avait dans ses grimoires
De l’Inde lointaine la doctrine des nombres
J’explorai les replis des comptes circulaires
La féconde alchimie des caractères libres
Le vide impératif du symbole oculaire
Les valeurs mouvantes sur des traits d’équilibre
Je perçus l’infini dans les choses modestes
La sphère algébrique constellée d’inconnues
L’écho numérique des symphonies célestes
La danse des signes sur le parchemin nu
Je pus me défaire des bouliers inutiles
De la planche à calcul des jetons superflus
Traduire en formules les énigmes subtiles
Et du dogme abaciste annoncer le reflux
L’Eglise condamna l’infâme sacrilège
Les marchands maudirent la découverte immonde
Les scribes grognèrent pour leurs bas privilèges
Mais l’œuvre algoriste sapait déjà leur monde
Je passais mes journées cloîtré dans mon étude
Classant les naturels sur des tracés logiques
Pistant les grands premiers avec incertitude
Croisant les diviseurs dans des carrés magiques
Je voulais comprendre l’expansive limite
Où l’espace et le temps n’étaient qu’un seul miroir
Capturer le reflet de l’invisible ermite
Inlassable artisan d’univers à tiroirs
Faute d’élucider la moindre conjoncture
Je traquai les vices des suites lancinantes
Guettai la malfaçon dans chaque architecture
La folie menaçait ma raison déclinante
L’asile inopiné d’une belle érudite
M’arracha des griffes du funeste démon
Je retrouvai la paix dans sa tour interdite
Et comblai de son nard mes sens et mes poumons
Il fut dit que bonheur couvait douce tourmente
Mon cœur vite lassé des servantes dociles
Des vapeurs de sauna des baisers à la menthe
N’aspirait qu’à s’enfuir loin des plaisirs faciles
Je rêvai de nouveau d’envoûtants territoires
D’étincelles jaillies d’insondables figures
Au-delà du détroit d’autres laboratoires
L’étoile du berger incarnait mon augure
Je quittai Grenade pour l’Empire des sables
Les jardins parfumés pour l’or de Tombouctou
Je cherchais dans les ergs la clef de l’impensable
Les arcanes du rien la matrice du tout
Je vis l’éternité perlée par les secondes
Le désert concentré dans un grain minuscule
Le bruit décomposé sur la grille des ondes
Le soleil condensé dans chaque particule
Un moustique énervé me choisit pour victime
Injecta son poison dans ma chair innocente
Et fit de mon voyage une dérive intime
Et revoilà la Parque et sa serpe indécente
A quoi me servaient donc les atouts de ma mise
Mes secrets d’alchimiste et mon art au cordeau
N’aurais-je pas troqué si magie fut permise
Toutes mes lumières pour une gorgée d’eau
Mon corps déshydraté comme antique momie
Chétif et rétréci comme peau de chagrin
Couvert de poussière comme un texte endormi
N’avait pour suaire qu’un cuir de pérégrin
Des génies chroniqueurs surgis du fond des âges
Creusaient leur alphabet dans ma pauvre ossature
Des tourbillons de sable érodaient mon visage
Je n’étais qu’une empreinte un reste d’écriture
Mon âme décrochée de sa gaine fragile
Voltigeait sans contrainte et sans coupable pensée
Entre dune mouvante et cuvette d’argile
Et puisait son nectar dans des fleurs impalpables
Elle était tout à tour silex et calamite
Essence d’églantine et parfum de santal
Bâton de voyageur et chandelle d’ermite
Grammaire énigmatique et prosodie vitale
Elle était musique portée par les orages
Mémoire tellurique et céleste oxymore
Et nimbe azurine d’un fabuleux mirage
Et rouge griffure dans le livre des morts
Le septième palier fut nuit de guérison
Je me levai matin comme un coureur ailé
Des bulbes d’émeraude émaillaient l’horizon
La Cité des lettres m’ouvrait son propylée
Mustapha Saha
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