L’arche inuit, Fragments de l’arche-inuit, Denis Ferdinande (par Murielle Compère-Demarcy)
L’arche inuit, Fragments de l’archi-nuit, Denis Ferdinande, éd. Atelier de l’agneau, Coll. Architextes, novembre 2020, 146 pages, 18 €
« Et si tout revenait à ne plus savoir écrire ? », interroge le « diariste littéraire » d’entrée, dans l’« Avant-dire », sous « l’arche » du Langage dont, il prévient, la syntaxe (liée à la sémantique) est ici l’objet d’investigation primordial (« de la syntaxe avant toute chose », écrit Denis Ferdinande, où Paul Verlaine écrivit « de la musique avant toute chose » dans son Art poétique). L’auteur évoque bien la possibilité de « ne plus savoir écrire », et non de ne plus vouloir écrire. Nous touchons là à l’articulation de l’être et du monde, dans l’Histoire qui s’écrit, sur le fil linéaire déroulant le parchemin-palimpseste expérimental du Je alias « Personne ». La nuit s’ouvre arche éperdue, porte battante sur le seuil du jour, et « l’écrivant » ne peut que s’autoriser la forme linéaire du journal sauf à rejoindre l’indicible vacuité de ce qui s’écarterait de son expérience même scripturale. L’Écrire tourne ici roue libre sur l’axe d’une pensée itinérante, cadre roulant construisant sa voie tel ce E dessiné sur le frontispice de ces « Fragments de l’archi-nuit » (métal tenant lieu d’armure de la lettre) : AVEC ROTULE CENTRALE EN ACIER par quoi la lettre pouvait être mue, y ajoutant l’accent, XIIIe siècle).
Les temps de ce qui serait, d’ordinaire, présent de narration, sous l’arche-inuit du poiën, se télescopent pour ériger une pyramide du logos où le factuel et l’hypothétique se conjuguent, où « le cycle des nuits et des jours » sur ces pages continue de « désenfouir » et révéler à la lumière épistémologique et créatrice la ferveur éternelle des êtres et des choses, quand l’écriture en signe « la saisie profuse à mains nues »
que serait-elle, la phrase qui inquiétât le nom de phrase, afin de nous
perdre que savions-nous de ce nom, voici qu’elle vient. Et venant,
qu’est entraîné aussi son nom. Tout à l’heure ni l’une ni l’autre in-
demne, car une expérience s’effectue (…)
L’Écrire ici fouaille, fouille, retourne, « touche mais pour atteindre » : concrétude/cristallisation/transfiguration du réel en ses strates mouvantes. La quête scripturale se fait dans le même temps qu’elle reforme le réel à hauteur d’horizon, autrement dit en ne perdant pas de vue les lignes de fuite de la vie quotidienne qui remue sous l’arche « architextuelle », dans la perspective du sens, d’une sémantique à entrevoir, faire encourir à l’errance existentielle, d’un travail de l’écriture vouée par ses chantiers d’archéologie expérimentale à « l’inquiétude ».
(…) L’épars semble devoir demeurer tel,
quoi pour relier dès lors ? Il y eut un être, son corps gît parmi les dé-
combres, qui sera le seul, étendu disloqué inerte, sa bouche seule de-
meure mobile, rien n’expliquerait qu’il parle, il parle pourtant, peut-
être en faveur des décombres, n’est-ce pas tout ce qu’il détient ?
Les pages, « imbibées de l’érosion du jour », fouaillent et remuent le Dire en le mouvant, en se/s’é-mouvant, rendant le Langage à sa provenance, « produisant l’effet d’une contre-lancée dans la lancée », sachant qu’il ne reviendra pas/qu’il n’en reviendra pas, de l’inouï atteint. N’avoir de cesse de l’approcher sera son dessein, de page vierge en page vierge « lieu de la lancée », lieu de modifications et de métamorphoses du « fragmentaire » livré à l’œuvre littéraire.
La possibilité du constat négatif « de ne plus savoir écrire » se transforme rapidement chez ce « quelqu’un » : « personne » : « soi seul, à ne pouvoir s’autoriser le moindre écart, écrivant », en un constat constructif et salutaire, celui de « ne savoir qu’écrire », ce que fait Denis Ferdinande sous l’arche inuit, du 14/06/2018 au 31/07/2018. Laps de l’écriture en gestation, couchée sur le papier, en fermentation, retouchée, logorrhée graphique (« saturation graphique, et de l’écrit même ») expulsant le corps, la vie, le texte de sa « pétrification ». Par la lancée d’une écriture-dé, raison d’être en ce monde – un dé tombant à plat sur ses six faces, jeu de phrases lieu de fractures avec ses graphèmes irréparables… la « clarifiction » de l’Écrire endiable l’arche-inuit jusqu’au « dévalement » – jusqu’à « l’impossibilité de poursuivre » ? Sur-gît, ici, au bord de l’à-pic, le vertige de l’impossibilité d’écrire : « tout un croisement de sentiers » auquel accède l’écrivant, sans écriteau. L’arche-nuit porte les traces de ce rêve du ravage – l’écriture du désastre – jusqu’à oser, dans le déferlement de la phrase noyée, l’impossible alchimie du plomb en or.
Murielle Compère-Demarcy
Denis Ferdinande, né en 1978 à Lille, vit en Normandie, publie ici son septième livre à L’Atelier de l’agneau. Il a reçu en 2015 la bourse de création du Centre National du Livre.
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