L’Anneau de Chillida, Marilyne Bertoncini (par Didier Ayres)
L’Anneau de Chillida, Marilyne Bertoncini, L’Atelier du Grand Tétras, mai 2018, 80 pages, 12 €
Traces
Le dernier livre de Marilyne Bertoncini pose une question fondamentale, au moins pour ceux qui réfléchissent sur les conditions de l’énoncé. Du reste, plus ma lecture avançait, plus je me questionnais sur le statut du langage. Or, ce statut a un rôle ambigu, à la fois de faire voir la réalité et de faire réalité en soi, par sa propre existence. Et ce recueil à mon sens interroge avec une certaine grâce le positionnement de l’écriture devant le réel. Car ici, on voit distinctement un voyage en chemin de fer, une maison où roule la lumière, des pays et des paysages du sud de l’Europe, et pour finir ou presque, l’intellection de l’auteure sur la genèse, une genèse qui s’équilibre sur l’Éden et le péché originel.
Et tout cela m’est apparu dès le titre de la première partie du livre, Le Tombeau des Danaïdes, qui sonne évidemment comme « le tonneau des Danaïdes ». Dès lors, j’ai pu commencer ma lecture sachant l’impossible blessure et le soin par là-même, d’être touché par le langage, par le trop-plein de la langue, la sorte d’eau continuellement impossible à contenir et ainsi renouveler l’effort d’exprimer jusqu’à la mort, jusqu’au tombeau, la condition d’être-là, en somme dire le Dasein.
D’autre part, ce récit sans fin de l’être humain peut être assimilé au Ruban de Möbius, qui inscrit le caractère inépuisable de la vie humaine, sans fin depuis l’aube des temps, depuis le livre de la Genèse, et qui se ferme sur lui-même, comme le chemin que suit l’écriture toujours adossée à sa propre nature. Vie et écriture mêlées. De fait, il faut en venir à l’épuisement de cette condition sans restriction, qui, grâce au langage, s’éternise un instant entre le poème et le lecteur.
Mémoire-mosaïque aux tessons de la nuit
d’abord compacte et lisse
comme une amande ourlée de lait
Puis l’aube amère fleurit ta bouche
Le platane respire alors
le cuir et cuivre de ses feuilles parle
un langage subtil
comme le langage des oiseaux
Un papillon nocturne
au seuil de la cuisine
reprend des forces avant
l’ultime traversée
Certes, la réalité est contingente et l’écriture du poème ne l’est pas. Mais il faut ainsi, pour atteindre une position quelque peu en surplomb de la factualité, écrire autant que l’on peut le mystère sous-jacent des choses vives ou inertes. Et donc il ne faut pas hésiter à nommer, à pourvoir en soi une langue spirituelle de manière à rendre totale la vision du monde, disons le monde et son double, lequel n’est dicible que par le poème en un sens.
Est-ce là le bénéfice de la perle irrégulière, qui pourrait saisir le langage et sa réalité dans son ensemble, et faire de l’aspérité de l’expression, le diapré et la profondeur de son éclat ? est-on convié au Labyrinthe des nuits, titre de la deuxième partie du livre, pour se perdre un instant dans le dédale de la pensée ? ajouter une fois encore au discours ? faire état du verbe, du Verbe comme commencement johannique ? Toujours est-il que l’on ne peut lire ce livre que grâce à la plurivocité des signes poétiques, qui mènent vers une réalité augmentée, un agrandissement du langage et de l’être, du poème et du monde, notamment le caractère de l’ombre devant la lumière – élément fondamental du recueil et du lieu évoqué – une poésie de l’abrupt soleil. Portons nos regards une dernière fois sur le livre pour en donner le ton brillant et capiteux – peut-être en relation avec certains plans du cinéaste russe Andreï Tarkovski :
Le soir
après le festin des guêpes
il ne restait que la fine résille en pointe grise
de l’aile impalpable
Didier Ayres
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