L’angoisse du mouton d’Ibrahim, par Kamel Daoud
La mort d’un ami vous transforme en flaques neurasthéniques pendant des jours et des semaines. Tu sais, c’est presque pareil à chaque fois que je perds quelqu’un : je n’arrive pas à pardonner la mort à la mort. A côté de la vie, elle a cet air d’une honteuse insulte. Une petite traîtrise de marche manquante sur l’escalier de l’ascension. Elle n’a rien de la clôture d’un destin et tout d’un acte de pickpocket sournois. Ce que je déteste d’abord dans la mort, c’est qu’elle laisse cette chose derrière elle pour nous insulter tous : le cadavre. Qui n’est ni le corps de celui qu’on a perdu, ni la vie, ni la preuve de son trépas, ni son meilleur souvenir, ni la preuve de sa finitude. Tout juste un pourrissement. Et là, à chaque fois, je me dis que c’est vraiment une insulte : il n’y a rien de commun entre le feu instable et superbement inexplicable de la conscience de chacun et ce tas mou du cadavre, occasion des processions inutiles. Je me dis qu’il y a arnaque et que les hommes sont chacun si miraculeux qu’ils ne doivent pas mourir comme ça, en vrac, mollement, dans l’immobilité et la décomposition des liquides en débandade. Je me dis aussi que la mort devrait être plus noble dans son esthétique, qu’elle doit choisir ses poisons et ses épilogues. Un homme doit s’effacer comme une scène, s’éparpiller comme un livre, se voir offrir un escalier vers le ciel qu’il ira grimper avec des gestes d’au revoir, ou s’éteindre en s’évaporant comme une eau propre, mais pas s’affaler comme ça, pourrir, s’affaisser et finir en tas.
Mourir de maladie ou d’accident ou de n’importe quoi est tellement ridicule comparé au miracle de la vie qu’à chaque fois j’en reste surpris. On dirait un chef-d’œuvre clos par une coupure d’électricité ou le périple d’un Ulysse interrompu pour raison de chaussures étroites ou de semelles décollées. Et tu sais ! C’est pour cette raison que je ne vais pas aux enterrements des amis. Je n’aime pas honorer le corps qui les a lâchés. La beauté de la course n’ayant rien à voir avec le pneu crevé. Je n’aime pas l’arnaque de l’enfouissement.
Et c’est donc à chaque fois pire : lorsque je perds un ami, je mets des semaines à reconstruire mes croyances. Tu sais, celles que nos ancêtres nous ont léguées pour donner à l’abattoir cosmique les murs d’une demeure sereine. Et dans ces moments là, l’Islam de mes contemporains ne me suffit pas et me fait grimacer. Je n’admets comme religion que l’Islam ancien d’El Hallaj ou de Sohrawardi ou de Ibn Sina ou de ceux qu’on a brûlés, lapidés, tués, mis en morceaux avant de les jeter dans toutes les Euphrates imaginables. La religion vraie qui ne vous cache pas que la vie est une terrible responsabilité entre vous et le néant toujours à l’affût avec sa grosse narine qui détecte les vivants. Ces grands moments où l’inquiétude et l’interrogation fabriquent du feu rien qu’en regardant des étoiles ou une dune ou un enfant ou une branche d’arbre. Ces moments où l’homme est digne du Dieu qui fait tourner le monde autour de son couple. Et je me le redis à chaque mort de l’un de mes vivants : pourquoi lui et pas moi ? En quoi je garde le droit de la respiration et du soleil pendant que lui mord ses racines ? Que faire d’utile pour mériter de lui survivre ? Quel sens redonner à sa propre vie après la mort d’un proche ? Que me dit-il en disparaissant et que dois-je conclure après une si terrible gratuité de la mort ? Où aller et que faire pour ne pas mourir comme un pneu ? Je ne le sais. Il n’y a que les morts qui le savent, les vieux qui le devinent et les enfants qui ne savent pas l’exprimer. Alors je me tais et je ne pardonne pas. Et c’est alors que je heurte mon paradoxe imbécile : je dilapide ma vie car je me dis qu’il ne sert à rien d’investir sur du bref et du temporaire mais, en même temps, je refuse la mort car la vie est la seule merveille que je possède pour expliquer la raison de ma présence. C’est quoi à la fin ? Une prison dont les murs sont repeints aux couleurs de l’infini.
Kamel Daoud
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